Directeur éditorial, traducteur et conférencier : Monsieur Hratch BEDROSSIAN
Texte paru dans Nouvelles d'Arménie Magazine, numéro 103, Décembre 2004
Au début, vers les neuf ans, en Arménie soviétique, il y a eu l'attrait des livres, le plaisir procuré par la traduction d'une histoire excitante, et l'envie de le partager. On peut parler de vocation puisqu'elle s'est concrétisée trente-cinq ans plus tard. Grâce à mon arrivée en France en 1965. Ce n'est qu'à la fin des années 70 que j'ai présenté la traduction d'un roman historique de Raffi à des éditeurs, mais ce genre littéraire n'intéressait pas grand monde. Il faut avouer que cette première traduction n'était pas au point et que les éditeurs avaient d'autres chats à fouetter. Pas question non plus de compter sur les soi-disant organisations dirigeantes diasporiques dont c'était le cadet des soucis, et qui me regardaient comme un fou. Déjà à cette époque on me rétorquait « les Arméniens ne lisent pas », comme s'ils étaient analphabètes. J'en ai ressenti une énorme injustice, non pas envers mon travail mais parce que moi qui avais appris à connaître le peuple français, son âme, par la lecture des œuvres traduites en arménien de Hugo, Stendhal, Dumas et de bien d'autres, je me rendais compte que non seulement presque rien n'avait été fait dans les années 1950-1970 pour faire connaître le peuple arménien à travers sa littérature, certes qualifiée de patriotique, mais qu'on persistait à « semer » l'indifférence et l'ignorance.
Se lancer et éditer
Après un certain cheminement intellectuel, des rencontres capitales, des échecs qui ont conduit à une prise de conscience, si on ne prend pas le taureau par les cornes personne ne le fera à notre place, je me suis décidé, en 1994, à me consacrer entièrement à mon projet en suspens depuis trop longtemps. Mais le monde de l'édition étant en crise depuis au moins dix ans, il état impossible d'intéresser les éditeurs à la littérature arménienne, quel que soit le genre, d'autant plus que, malgré plusieurs excellentes traductions faites par Pierre Ter-Sarkissian pour des maisons d'édition, l'intérêt du public notamment d'origine arménienne, restait très marginal. Il était donc inutile de frapper à leur porte.
Deux livres étaient déjà traduits, les premières parties de « 1915... Les dernières Laudes » et de « Siècle d'argent », les suites étaient presque terminées. Faute de moyens financiers, il fut décidé avec quelques amis de créer une association à vocation éditoriale. Et ça dure depuis six ans, avec 12 titres au catalogue, 8 romans et 4 mémoires et témoignages, catalogue qui va s'enrichir dans quelques mois de 4 autres titres. Pour la dénomination, on ne voulait pas se limiter à la littérature arménienne, mais faire place aussi à la littérature géorgienne, russe, iranienne. Mais là , on se heurte soit à l'absence de traducteurs, soit à des tarifs exorbitants.
Choisir un ouvrage
Ma prédilection va au roman, qui est imprégné de l'histoire nationale. Mais depuis Khatcha-tour Abovian en passant par Raffi, Vrtanès Pa-pazian, le roman arménien traite de nos drames, et c'est grâce à ces auteurs qu'il y a eu émergence de la conscience nationale à partir du dernier quart du XIX1 siècle. Je n'oublie pas tous les nouvellistes constantinopolitains Kamsarakan, Bachalian. Zohrap, les poètes Daniel Varoujan, Siamanto, Sevak, les auteurs satiriques Hakob Baro-nian.Yervant Otian... Et je ne parle pas des travaux ethnographiques comme celui d'Archak Alboyadjian, auteur d'une « Histoire de Césarée depuis les origines », des œuvres de Hakob Ochakan et j'en oublie. C'est à peine exagéré que de dire qu'il y a cent ans de travail pour cent traducteurs littéraires ! Cela donne une idée du travail gigantesque à accomplir, mais surtout de ce qui n'a pas été fait. Pourquoi a-t-il fallu attendre 80 ans pour lire en français le témoignage de Mgr Grigoris Balakian sur le génocide ? Pourquoi « La République d'Arménie » de Simon Vratsian n'est-il pas traduit en français pour qu'on puisse en débattre ? Pourquoi a-t-on traité avec une telle indifférence nos témoins qui avaient un message à transmettre ? Pour moi, la faute est clairement à ces « organisations dirigeantes diasporiques » qui, par manque d'imagination, trop occupées à pleurer le passé, à diviser pour régner au lieu d'inventer une identité et une destinée nouvelles communes en diaspora, ont instauré un conformisme mortels pour l'esprit. Elles se sont flattées et se flattent encore d'avoir contribué au fameux •. haïapahpanoum », qu'on peut traduire par « préservation, conservation de l'arménien, de ïarménité », c'est-à -dire d'avoir traité les deux dernières générations comme des cornichons qu'on met en bocal ! Laïques ou ecclésiastiques, ces structures dirigeantes ont failli à leur mission : faire s'épanouir au lieu de conserver. Ceux qui n'ont pas voulu mourir à force d'être conservés ont déserté le milieu arménien, c'est ce que ces « organisations » appellent « assimilation » pour se disculper. Aujourd'hui, nous récoltons ce qu'elles ont semé : indifférence et ignorance, et dans cette période cruciale, ceux qui veulent proposer une perspective, prêcher le travail collectif, ne trouvent au mieux que des gens qui ont un manque incroyable de connaissances, qui ne savent pas d'où ils viennent, qui ils sont.
1200 lecteurs
Oui, je suis pessimiste, mais un pessimiste qui devant le verre à moitié vide s'inquiète et cherche à le compléter. Ce constat trop négatif, je ne l'aurais pas fait six ans plus tôt comme ceux qui affirmaient « les Arméniens ne lisent pas » et à qui, avec le recul, je donne en partie raison. Nous disposons de chiffres : 90 % des lecteurs potentiels d'origine arménienne ont été tenus au courant de la parution des livres. Or, leur nombre ne dépasse pas les 1 200 auxquels nous devons de pouvoir continuer. On n'oblige personne à acheter des livres ! Mais alors, il faut accepter aussi cette vérité : « La nationalité d'un ignorant c'est l'ignorance ». On nous a demandé, surtout en Arménie, si cela valait la peine de faire autant d'efforts pour 1 200 lecteurs. Je dis « oui » parce qu'on ne laisse pas tomber les gens et que c'est un travail de longue baleine qui a été entrepris. Certaines structures nous suivent comme les MCA de Décines et de Vienne, la MAJC de Marseille, la section de la FRA de Saint-Étienne, l'association des Arméniens d'Aix-en-Provence, l'association Sainte-Croix de Paris, « Radio dialogue » à Marseille.
Grâce à notre catalogue, il existe maintenant des rayons «Arménie » dans les principales FNAC et dans certaines grandes librairies, et nous savons que les livres que nous éditons intéressent également des lecteurs non arméniens. Voilà une bonne façon d'éclairer les autres sur notre histoire par le biais du roman historique et des témoignages. A un moment, en plus, où elle peut nourrir la réflexion sur un problème grave qui défraie l'actualité. Nous avons décidé de rééditer aussi des auteurs français qui ont témoigné de notre histoire, comme Paul Du Véou, Henry Barby... L'avenir dépend aussi de la création littéraire en Arménie qui malheureusement est totalement en panne, les auteurs cités appartenant malgré tout au passé.