Naissance en 1835 à Payatchoug (Perse), décès le 25 avril 1888 (ou le 6 mai, en calendrier grégorien) à Tiflis (Géorgie).
RAFFI, de son vrai nom Hagop Melik-Hagopian, est né à Payatchoug, un village de la province perse de Salmast. Son père, un riche commerçant, l'envoie pour sa formation à Tiflis (Géorgie) dans une école arménienne. Raffi n'a pas eu la chance de continuer ses études ; il est obligé de rentrer pour aider son père dont les affaires sont en mauvaise posture. Après la faillite de celui-ci, pour subvenir aux besoins de leur famille nombreuse, il exerce diverses professions, entre autres professeur d’arménien. Il arrive à parachever sa formation en travaillant tout seul et grâce à la lecture des chefs d’œuvres de la littérature européenne et grecque classique.
Dans les années 1870, il se rend dans les provinces arméniennes de Turquie pour recueillir des renseignements historiques, ethnographiques sur la vie quotidienne des Arméniens, qui lui serviront de matière première pour ses romans, dans lesquels Raffi décrit les persécutions subies par les Arméniens, tout en cristallisant le mouvement national arménien et le réveil de libération. Il exerce le métier d’enseignant à Tabriz et à Akoulis, ainsi que celui de correspondant et éditorialiste au journal "Mechak" (Cultivateur), avant de se consacrer jusqu'à ses derniers jours (1888) à la littérature.
RAFFI a joué un grand rôle dans la maturation de la libération de l’esprit par l’écriture.
Sa production est abondante : 1863 "Salpi", 1872 "L’Infortunée Hripsimé", "La Famine", "La belle Vartig", 1873 "Pountch" (Bouquet), 1877 "Tchalaleddine", 1879 "Le Coq d’or", 1880 "Le Fou", 1881-82 "David Beg", 1883 "Les Mémoires du fripon", 1883-87 "Les Étincelles", 1886 "L’Etranger de Mouch", 1888 "Samouël", …
Article Anahide Ter Minassian, France-Arménie, numéro 36, du 16 au 30 novembre 2007
A l'occasion de la traduction française du Fou, l'historienne Anahide Ter Minassian revient sur la vie de son auteur, de son vrai nom Hakob Mélik Hakobian
(1837-1888) dont la vie se confond avec celle d'une nation en plein réveil.
Un grand auteur mérite que l'on fasse son portrait : ayant à la fois vécu et créé, il se situe au-delà de l'humanité ordinaire dont il épouse en même temps le contour. Raffi, écrivain romantique et révolutionnaire, a été l'objet du fétichisme sentimental de la jeunesse arménienne et, depuis plus d'un siècle, en donnant le prénom de Raffi à leur nouveau-né, les parents arméniens entretiennent, fût-ce inconsciemment, la mystique du héros arménien libérateur de son peuple. On peut tenter d'expliquer l'œuvre par la vie ou la vie par l'oeuvre et chercher à bâtir une biographie de l'écrivain révélatrice des vérités intérieures.
Lorsque Raffi naît en 1837, dans le village de Payadjouk près de Salmast, en Perse, région aujourd'hui désertée par les Arméniens, l'Arménie et les Arméniens sont partagés entre les trois empires ottoman; perse et russe. La conquête de la Transcaucasie par les Russes, l'annexion par la Russie des khanats (provinces) d’Erevan et de Nakhitchevan (1827) aux dépens des Persans, des pachaliks d'Akhalkalak et d'Akhaltsekha (1829), aux dépens des Turcs ottomans ont bouleversé la géopolitique régionale. Provoquant d'importantes migrations arméniennes vers l'empire russe, elles ont donné naissance à une nouvelle entité : l'Arménie russe. Comme le patronyme de Raffi l'atteste (son vrai nom est Hakob Mélik Hakobian), sa famille tire son origine des méliks, chefs des principautés arméniennes du Karabagh qui résistèrent aux Perses au début du XVIIIe siècle et auxquels il consacrera un roman épique, David beg (1881-1882) ainsi qu'une étude historique, Les Méliks de Khamsa.
Enseignement archaïque, arriération économique
Fils d'un riche marchand, l'enfant reçoit d'abord dans son village les rudiments d'un enseignement primaire dont il dénoncera plus tard les méthodes archaïques en créant, dans le roman Kaïtzer (Foudres) (1883-1887) le personnage du prêtre Der Todik, prototype du maître ignare et brutal. A peine adolescent, il est envoyé à Tiflis, siège de la vice-royauté du Caucase où, après un court passage dans une école arménienne, il entre dans le gymnase russe de la ville. Ce premier contact avec la culture russe est brutalement interrompu. Le cours catastrophique de l'affaire familiale l'oblige à mettre fin à ses études et à rentrer en Perse pour seconder son père. Désormais, et ce jusqu'à la fin de sa vie, il va se battre sur deux fronts : trouver des ressources pour faire vivre les siens, créer une œuvre littéraire. Raffi est un autodidacte ce qui à l'époque n'est pas une exception. Piètre commerçant, il est atteint d'une véritable boulimie de lectures. Il dévore les traductions en guerabar (arménien classique) des Mekhitaristes comme les œuvres de la littérature russe et s'initie très jeunes aux classiques d'Homère à Virgile, de Shakespeare à Molière. La lecture des Plaies de l'Arménie de Khatchadour Abovian, le premier roman publié en arménien oriental, en 1858, dix ans après la disparition de son auteur, du Que faire ? de Tchernitchevsky, livre-fétiche de l'intelligentsia révolutionnaire russe, des Misérables de Victor Hugo dont la traduction arménienne a été un best-seller, des Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas détermine sa vocation d'écrivain. En le nommant "un Dumas d'Arménie" dans la Quinzaine Littéraire (16-31 juillet 2007) le critique Eric Phalippou ne s'est pas trompé.
Tout aussi déterminants sont les voyages qu'il accomplit dans les provinces orientales de l'Arménie turque. Il explore le Vaspouragan (région de Van) et le Daron (Mouch et le Sassoun), bastions de l'Arménie historique. Il découvre la splendeur de leurs paysages, leurs monastères, leurs ruines, vestiges d'un passé prestigieux, comme il découvre la mosaïque ethnique de l'Anatolie orientale où, après neuf siècles de domination turque, les Arméniens ont cessé d'être majoritaires. Il constate la misère, l'exploitation, l'arriération économique et culturelle du monde rural arménien dans le climat d'insécurité et de terreur engendré par les tribus kurdes, par les Tcherkesses, montagnards et musulmans fanatiques du Caucase réfugiés dans l'empire ottoman, par les fonctionnaires et les gendarmes turcs. A son retour, Raffi publie son premier article (consacré au monastère d'Aghtamar) dans Hussissapaïl (Aurore boréale) (1858-1864), un mensuel édité à Moscou par Stépanos Nazariants avec l'aide d'un petit cercle d'intellectuels et parmi eux le fameux Michaël Nalbandian (1830-1866), ces «révolutionnaires démocrates» arméniens proches des premiers socialistes russes (Herzen, Ogarev, Bakounine). Au début des années 1860, les voyages de Raffi en Perse sont aussi autant d'occasions de se familiariser avec la société iranienne et les communautés arméniennes. Il se marie en 1863, voit augmenter ses charges familiales et émigre à Tiflis pour trouver du travail. Commencent alors des années de nécessités et de misère durant lesquelles, tout en accomplissant des tâches alimentaires, il lit et écrit toutes les nuits jusqu'à l'aube.
Le temps de la révolte
Sa rencontre avec Krikor Ardzrouni (1845-1892), le fondateur du journal Mchak (Cultivateur) à Tiflis, en 1872, bouleverse son existence. Devenu un collaborateur permanent de Mchak, il contribue à son succès, en y publiant ses romans et ses nouvelles sous forme de feuilleton à la manière des écrivains français de Balzac à Dumas. Pour autant, il ne renonce pas à pratiquer le métier, à ses yeux le plus noble, d'enseignant. En 1875, il accepte un poste dans l'école arménienne de Tabriz (en Perse) en continuant à écrire dans Mchak et dans d'autres journaux arméniens du Caucase. Maître inspiré, que passionnent l'éducation de la jeunesse et l'émancipation de la femme orientale, son projet de créer une école destinée aux filles lui vaut la haine des conservateurs arméniens. Dénoncé auprès du gouvernement perse comme un dangereux agitateur, il doit se déguiser pour fuir, franchir la frontière et regagner Tiflis (1877).
Raffi suit de très près les événements (…). Comme Krikor Ardzrouni, le directeur de Mchak., c’est un russophile convaincu : il souhaite la libération des Arméniens par la Russie. Il considère le rattachement de Kars et d'Ardahan à l'empire russe comme bienfait dont a déjà bénéficié la Transcaucasie. Voulant mieux connaître son sein, il surmonte tous les obstacles et se rend en Artsakh, puis dans le Siounik, avant de s'installer à Akoulis, dans le Nakhitchevan (1877-1879). De nouveau enseignant et observateur engagé, il recueille des informations auprès des réfugiés arméniens de Turquie et commence la rédaction de son roman Djallaleddin du nom d'un chef kurde. Le thème désormais repris dans les œuvres suivantes est celui des villageois arméniens livrés aux violences des Kurdes avec l'aval des autorités turques. Le héros Sarhad est le modèle du haïdouk (révolté, révolutionnaire) arménien qui a pris le maquis. A son père, gahana (prêtre) qui prêche à ses ouailles la résignation, l'humilité et l'obéissance, il oppose la nécessité de la résistance populaire armée. "Qu'ils soient maudits ceux qui nous ont enseigné la bonté, la résignation et la patience !"
L'école comme ferment de l'unité nationale
Les livres de Raffi produits à un rythme forcené dans les seize années qui lui restent à vivre, ont valu à leur auteur une popularité sans précédent dans le monde arménien, de Constantinople à Van, de Tiflis à Erzeroum, de Tabriz à Smyrne où, grâce au développement du réseau scolaire, le nombre des lecteurs et surtout des jeunes lecteurs arméniens a augmenté. La construction et l'intrigue de ses romans - Le Coq d'or (1879), Le Fou ( 1880), David beg(1881-1882), Les Souvenirs d'un imposteur (1883), Foudres (tome I, 1883, tome II 1887), Le Gharib de Mouch (1886), Samuel (3 tomes, 1888) etc. - obéissent aux règles du roman populaire français :une mécanique conventionnelle fondée sur un enchaînement d'événements, des héros dont la psychologie est réduite à des traits essentiels. Dans ses romans, Raffi a utilisé le fruit de ses observations et de son expérience, souvent amère, des mœurs et des coutumes de la société arménienne au Caucase, en Turquie et en Perse. Plus que celui de l'Eglise, Raffi préconise le rôle de l'école comme ferment de l'unité nationale. Il a largement puisé dans l'histoire du peuple arménien, l'a hissée au niveau du mythe pour en faire un outil pédagogique. Il a aussi créé un style littéraire : une langue moderne mais composite, émaillée de dictons où se révèlent la morale et la sagesse populaires. Il a projeté dans ses héros, qui sont toujours des patriotes "réveilleurs du peuple" et des "libérateurs", les tourments impétueux d'une âme révoltée. Celle d'un homme révulsé devant l'état présent de l'Arménie, la Terre-Mère des ancêtres, partagée et soufflée par des siècles d'occupation et par la résignation du paysan arménien réduit à l'état de gavour (infidèle), taillable et corvéable à merci dans les Etats musulmans.
Epuisé par le travail et par une maladie pulmonaire, Raffi meurt en 1888, à 53 ans, la plume à la main. Après des funérailles grandioses, il est enterré dans le cimetière arménien de Hodjivank à Tiflis. Sa femme Anna assura la publication scrupuleuse de son œuvre.
Complément : Aux frontières de la littérature et de la politique
L'œuvre de Raffi aura inspiré l'action de générations entières de fédaïs et de militants arméniens
Chez les Arméniens, comme chez les peuples balkaniques, poètes et romanciers ont créé au XIXe siècle une littérature nationale qui a joué un rôle de premier plan dans la formation psychologique et idéologique de ceux qui deviendront des militants ou des révolutionnaires professionnels. Si les noms de Meguerditch Béchiktachian, de Michaël Nalbandian, de Kamar Katiba, du Père Alichan sont indissociables de l'éveil national arménien, nul ne peut être comparé à Raffi pour sa contribution à la formation de la pensée politique arménienne. Aujourd'hui, il est difficile de mesurer sinon de comprendre l'ampleur de cette influence. Raffi a déchaîné chez ses lecteurs et surtout chez ses jeunes lecteurs une énergie passionnelle, une soif de liberté, une exaltation névrotique et le désir de se sacrifier pour libérer l'Arménie turque et émanciper son peuple-paysan. Certes, avant lui, Khrimian Hairik (1820-1907) avait contribué à la découverte du Yerkir (le pays, la terre, l'Arménie historique) et de son peuple, mais ce sont les livres de Raffi qui poussent les jeunes Caucasiens à entreprendre une croisade vers le Yerkir. A la croisade pacifique des «pèlerins», voyageurs qui s'improvisent géographes, ethnographes, linguistes, succède la croisade armée de Sarkis Gougounian (une troupe de 125 jeunes Arméniens de Russie avec armes et drapeau, 1890), préfiguration du mouvement fédaï. Les livres de Raffi ont fécondé la réflexion politique, la tactique et la stratégie des partis révolutionnaires arméniens qu'ils aient été arménagans, hintchakians ou dachnaktsagans. Mais ce sont les fondateurs de la FRA de Christapor Mikaélian à Rostom et à Michaël Zavarian qui ont été les vrais héritiers de Raffi et dans Les Mémoires d'un révolutionnaire arménien (7 tomes, en arménien), Rouben, né en 1881, rapporte l'immense influence qu'il a exercée sur les engagements de sa génération. Fondée durant l'été 1890 à Tiflis, la FRA n'est vraiment créée que durant le congrès secret de 1892 qui lui donne son nom et son programme et affiche une volonté "d'action immédiate".
Dans l'enfer des censeurs soviétiques
Dans le préambule du programme on peut lire une analyse que n'aurait pas reniée Raffi. "Nous ne sommes pas les doctrinaires de telle ou telle utopie... Notre attention est concentrée sur la situation actuelle de notre pays. Les Turcs après avoir conquis notre pays ont tout mis en œuvre pour réduire notre peuple au niveau d'une caste dont l'unique obligation est de travailler et de produire. Il fallait maintenir ce peuple dans un assujettissement permanent pour jouir tranquillement des produits de sa sueur et de son sang. II existe parmi les peuples de cet Etat [turc] des inégalités culturelles frappantes. Une partie de la population, l'élément kurde, mène encore une vie nomade, à demi sauvage et il est par essence l'ennemi du paisible cultivateur arménien. Et le gouvernement, au lieu de venir à l'aide du travailleur pacifique, culturellement plus élevé, encourage au contraire ces brigands, prend sa part du butin et - la chose est certifiée - leur fournit des fusils. Seule la révolution violente peut mettre fin à tout cela. Il faut renverser ce régime hideux, faire disparaître ce régime despotique", etc.
En refoulant les livres de Raffi dans «l'enfer» (section interdite aux lecteurs) des bibliothèques de l'Arménie soviétique, les censeurs du régime ont reconnu sa force et craint sa capacité de nuisance politique. La réhabilitation de ses œuvres dans les années 1960 annonce la montée de la contestation nationale qui mènera à l'indépendance en 1991.
Anahide Ter Minassian, France-Arménie, numéro 36, du 16 au 30 novembre 2007