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Association Culturelle Arménienne de Marne-la-Vallée (France)

Yervant ODIAN
( 1869 - 1926 )

L'auteur

Yervant ODIAN --- Cliquer pour agrandir
Naissance le 19 septembre 1869 à Constantinople (Turquie), décès le 3 octobre 1926 au Caire (Égypte).
Photo inédite et signature : Documents transmis par les Editions Parenthèses

Yervant Odian est né en 1869 à Constantinople dans l’une des familles arméniennes les plus prestigieuses de Constantinople. Son oncle paternel, Krikor Odian (1834-1887), a été l'un des rédacteurs de la Constitution nationale arménienne (1863) et, aux côtés de Midhat Pacha, de la Constitution ottomane (1876) suspendue par Abdulhamid II après le Congrès de Berlin (1878). Contraint à l'exil, il mourra à Paris. Le père de Yervant, Khatchig Odian, a été diplomate, publiciste et traducteur (de Victor Hugo), sa mère, Makrouhi Aslanian, est issue d'une famille non moins honorable. Enfant choyé, le jeune Yervant fréquente brièvement le collège Berbérian. Il y acquiert les bases et la passion de la langue arménienne, puis apprend le français grâce à un précepteur et dévore le contenu de la bibliothèque paternelle. Autodidacte cultivé, esprit critique doté d'un humour corrosif, ce fils de famille délaisse l'administration et le commerce pour la carrière incertaine d'écrivain et de journaliste arménien. Il collabore aux meilleurs périodiques de Constantinople « Massis », « Manzume-i Efkia »r (1), avant de succéder à son maître ArpiarArpiarian (1851-1908) à la direction de « Haïrénik ». Les massacres arméniens de 1894-1895 l'horrifient. Il s'enfuit le jour de la prise de la Banque ottomane par un commando dachnak 26 août 1896). Commence alors une longue errance qui le mènera de France en Égypte, relatée dans « Douze années loin de Constantinople » (1912). La révolution Jeune-turque, la restauration de la Constitution de 1876, le ramènent à Constantinople où, poussé par le besoin d'agir et de gagner sa vie, il multiplie les publications et acquiert la popularité avec « Abdul Hamid et Sherlock Holmes » (1911), un polar à la manière de Gaston Leroux. De 1909 à 1914, seul ou avec son ami Aram Andonian et le satiriste KrikorTorossian, il publie malgré la censure et les difficultés financières des journaux satiriques « Kharazan », « Karafrad », « Kiko », « Kadak », « Mananah ».
Le nom de Yervant Odian est lié à l'immense succès de « Arakéloutouinm i Tzablvar. Enkèrvaragan namagani enkèr B ».Pantchouni (« Une mission àTzablvar. Correspondance socialiste du camarade B. Pantchouni »), Pantchouni signifiant «qui n'a rien», une satire féroce des partis arméniens de l'empire ottoman se réclamant du socialisme, à savoir le Parti hintchak et le Parti dachnak. Ce roman épistolaire est publié en 1912 sous forme de feuilleton dans le très conservateur quotidien arménien de Constantinople, « Buzantion », dont il fait exploser les ventes, avant de faire l'objet d'une édition séparée en 1913. Dédié à la mémoire de l'écrivain Arpiar Arpiarian (1851-1908), assassiné au Caire, l'ouvrage d'Odian met au pilori les partis révolutionnaires arméniens, leur tactique et leur idéologie socialiste, démolit leur légende héroïque (mouvement fédaï, terrorisme, manifestations, soulèvements) et inaugure, sur le mode satirique, une école de pensée tendant à imputer à l'action de ces partis la responsabilité du Génocide.
En février 1914, encouragé par le succès, il entreprend, toujours dans « Buzantion », une suite, « Le camarade Pantchouni dans le Vaspouragan ». Avec le même procédé comique, il s'attaque à une question qui agite alors les Arméniens de Van : celle de l'émancipation féminine.

Déporté en septembre 1915, il a survécu à son odyssée qui l'a conduit à Deir es Zor et en Mésopotamie. A son retour à Constantinople en novembre 1919 avec un gamin arménien recueilli, il participe à la brève renaissance culturelle arménienne. Après la victoire kémaliste (1922), il reprend le chemin de l'exil qui le conduira en Roumanie, au Liban puis au Caire où il meurt en 1926 après avoir publié une satire prémonitoire, « La Diaspora arménienne ».
Journal publié en turc et rédigé en caractères arméniens.

France-Arménie, numéro 360, du 16 au 30 avril 2010


Publiciste, nouvelliste, romancier et auteur satirique, il a laissé une œuvre très abondante. Les deux genres dans lesquels il a eu le plus de succès sont le roman et la satire. La qualité de son œuvre ne réside pas dans la forme: faisant paraître ses écrits en feuilletons, il soignait assez peu son style et n'évitait pas toujours les redites, mais la spontanéité, l'imagination, les qualités d'observation et la finesse de la satire font de la plupart de ses écrits des œuvres de valeur.

Frédéric Feydit

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Livre numéro 1448
Yervant ODIAN --- Cliquer pour agrandir Journal de déportation
Titre : Journal de déportation / auteur(s) : Yervant ODIAN - Récit traduit de l’arménien par Léon Ketcheyan, Préface de Krikor Beledian
Editeur : Parenthèses
Année : 2010
Imprimeur/Fabricant : 58-Clamecy : Impr. Laballery
Description : 16,5 x 23 cm, 448 pages, présentations, cartes, biographies, index
Collection : Diasporales
Notes : Traduction de "Anidzial Darinèr"
Autres auteurs : Krikor BELEDIAN [préfacier] - Léon KETCHEYAN [traducteur] -
Sujets : Génocide arménien
ISBN : 9782863641965
Bibliothèques : Consultable à la Bibliothèque de la Cathédrale apostolique arménienne, Paris
Catalogué à la Bibliothèque Nationale de France
Prix : 24,00 euros
Achat possible sur : Amazon

Commentaire :

Septembre 1915, Istanbul. Un soir, on frappe à la porte : « Yervant Odian est-il là ? ». Dès lors, l’implacable organisation génocidaire turque va l’entraîner sur les routes et dans les sinistres camps du désert syrien. Au sein des colonnes de déportés, il rejoint le destin de ses compatriotes arméniens, bien que se considérant presque comme un « privilégié », en raison de son statut d’écrivain reconnu.
Immergé dans un quotidien de tortures, glacé d’horreur devant les situations d’humiliation, les impitoyables persécutions que subissent les déportés et, pour finir, les exécutions et l’extermination, un rare instinct de survie préserve Yervant Odian. L’écrivain satirique et journaliste, survivant à ces « années maudites », ce cauchemar, revient à Istanbul en 1918 au terme d’un long voyage en enfer et retrouve sa table de rédacteur. Aussitôt, il s’attache à consigner ses souvenirs témoignant ainsi au nom de tous ces anonymes disparus, et il sera l’un des rares écrivains arméniens à s’y consacrer au lendemain du génocide. De ce travail de mémoire résulte un récit à la fois distancié, précis et dépouillé, pour surtout « être fidèle à la réalité, n’altérer en rien les faits, n’en exagérer aucun ».
Une forme de « poétique de la simplicité »

Anahide Ter-Minassian, article paru dans France-Arménie, numéro 360, du 16 au 30 avril 2010

A la veille du 95e anniversaire du Génocide arménien, les votes qui se sont succédé à Barcelone, Washington, Stockholm, en faveur de sa reconnaissance et la publication concomitante de la traduction française du livre de Yervant Odian, « Journal de déportation », ont allégé la morosité ambiante et les incertitudes engendrées par les Protocoles d'octobre 2009 entre l'Arménie et la Turquie. Et nous ont rappelé que le combat continue !
Le titre arménien de cet ouvrage publié par les éditions Parenthèses de Marseille est Anitsial darinère (Des années maudites). L'œuvre a été publiée au retour de Yervant Odian à Constantinople occupée par les Alliés, dans le quotidien « Jamanak », sous la forme d'un feuilleton sous-titré Souvenirs personnels, de février à septembre 1919. Il ne s'agit pas vraiment d'un journal comme le souligne dans son excellente introduction Krikor Beledian, mais l' "œuvre mûrement réfléchie" d'un rescapé doté d'une mémoire remarquable aiguisée par la volonté et l'obligation de témoigner selon le mot d'ordre circulant dans la presse arménienne en 1919-1920. Voici un livre de 426 pages qui se lit d'une traite. Un livre exceptionnel sur un sujet que nous croyons connaître : le rôle des déportations dans le mécanisme du Génocide perpétré par les Jeunes-Turcs. Journaliste sans affiliation politique connue, si ce n'est son allégeance à Boghos Nubar pacha, Yervant Odian a échappé à la rafle de l'intelligentsia arménienne du 24 Avri1 1915. Arrêté le 7 septembre 1915, il reviendra sain et sauf en novembre 1919, avec un petit orphelin arménien ramassé à Sultaniye, après un odyssée de trois ans et demi qui l'a mené à Deir es Zor et même au delà dans le désert de Mésopotamie entre l'Euphrate et le Khabour.
Deux cartes permettent de suivre son périple au hasard des assignations policières et des tentatives avortées de fuite en train, en carriole, à cheval, sur un âne ou à pied. Une suite rocambolesque jalonnée de nombreuses rencontres amicales (des Arméniens déportés, des Grecs, des Kurdes Yézidis, des Arabes, des Allemands, de braves Turcs), hostiles (des Tchétchènes, des Tcherkesses, des fonctionnaires unionistes) ou dangereuses (tribus pillardes de Bédouins, Shawiza, Anaza). Dans un monde en guerre, où la famine menace, où la misère
et la corruption sont les règles, l'argent permet seul de sauver sa peau. Grâce à un vaste réseau de relations, Odian réussit à trouver cet argent ou des complicités dans les situations les plus désespérées
Il n'a assisté à aucun massacre mais a observé les effets du meurtre de masse tendant à rayer de la surface du globe un peuple avec sa culture. Destruction de la société arménienne, éclatement des familles, disparition des règles morales (des mères vendent leurs enfants, des femmes se prostituent ou se résignent au mariage forcé) ou religieuses. Et si les Arméniennes de Samsoun arrivées quasi nues à Hama résistent à la conversion, lui-même se convertit à l'islam avec d'autres notables, devient Aziz Nouri, échappe à la circoncision sans pour autant échapper à la persécution. Il existe une analogie entre Yervant Odian, rescapé du Génocide des Arméniens et l'écrivain Primo Levi, rescapé du génocide juif. L'un et l'autre refusent d'être des historiens mais veulent être des témoins rapportant les faits dont ils ont eu une expérience directe. Ainsi, Primo Levi déporté à Auschwitz écrit dans « Si c'est un homme » (Paris, Julliard, Pocket, 1987, p. 294) : "Vous remarquerez par exemple que je n'ai pas cité les chiffres des massacres d'Auschwitz pas plus que je n'ai décrit le mécanisme des chambres à gaz et des fours crématoires : cela parce que ce sont des données que je ne connaissais pas quand j'étais au lager (camp) et que je n'ai possédées que par la suite, en même temps que tout le monde:'. Ces termes peuvent s'appliquer rétrospectivement à Yervant Odian.
Malgré le traumatisme psychologique dû à la guerre, à l'exil, à la disparition des familles, les déportés arméniens, hommes, femmes ou enfants abandonnés rencontrés par Odian, cherchent avant tout à survivre et non à inspirer de la compassion. Ils déploient des capacités d'adaptation et de travail et un pouvoir de créativité stupéfiants. Cela se traduit dans ce qui fait la qualité du récit de Yervant Odian : l'absence de pathos, le refus du morbide, l'exaltation de la pulsion de vie. Resté épicurien au milieu des souffrances et adepte du plaisir du ventre plein, il nous fait partager le goût de l'eau fraîche, du raki, du pain, du yaourt, du boulghour, sans compter les plaisirs virils du tabac et du tavlou (jacquet). Célibataire, "n'ayant que le souci de ma seule personne", il reconnaît dans l'épilogue, qu'il a été "l'un des déportés les plus chanceux".

(1) Ce récit a été publié dans les œuvres complètes de Y. Odian en Arménie soviétique (Erevan, 1960-1963) et en feuilleton dans Haratch (Paris février- décembre 2005).


Propos recueillis par Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 163, mai 201

Nouvelles d'Arménie Magazine : Avec le Journal de déportation, le lecteur découvre un autre Yervant Odian, non pas le satiriste et l'humoriste sans pareil dans la littérature arménienne, mais le témoin direct des déportations. Comment ces deux figures s'articulent-elles chez Odian ?
Krikor Beledian : Odian est polygraphe. Il est l'auteur de la trilogie satirique Camarade Pantchouni que tout arménophone connaît. Il a publié en feuilleton de vastes romans fort appréciés du public jusqu'à nos jours (notamment Le Curé entremetteur, Mitchort Der Baban). Et puis, il est le mémorialiste qui a publié ses souvenirs des années passées en exil entre 1894 et 1908: Douze ans hors Constantinople, Souvenirs ensanglantés, etc. et, en 1919, toujours en feuilleton, Les années maudites. Ces trois derniers ouvrages constituent pratiquement une vaste autobiographie en période de turbulences. Or, ces figures s'emboîtent comme ces statues à trois, voire quatre faces. Sans vouloir réduire les différences notables, on peut dire qu'elles branchent l'écriture directement au réel, présent ou passé. La satire prend ses distances vis à vis de la société qu'elle critique et dont elle dévoile les travers. Le roman montre un réel fictivement contemporain dans un style prétendument réaliste. Les mémoires sont des « souvenirs personnels », bien que la personne même d'Odian soit toujours en retrait, jamais envahissante. Si la forme de la distanciation est différente, la relation au réel demeure identique. Odian est l'exemple même de l'écrivain extraverti. Il a côtoyé presque tous les grands poètes arméniens du début du XXe siècle, mais n'a jamais écrit un seul vers autre qu'humoristique. Plus on plonge dans cette énorme production, plus on se rend compte qu'elle est la chronique de son temps. Avec un panache, une légèreté que la trop besogneuse critique littéraire a souvent pris pour du dandysme et du manque de sérieux, alors même qu'Odian s'en prenait, avec un humour destructeur et une perspicacité inégalée, aux idéologies des partis politiques et aux charlatans de tous bords.

NAM : Pour être satiriste, il faut d'abord être un bon observateur de la société dans laquelle on vit, qu'il s'agisse de la société ottomane en général ou en particulier de la société arménienne. Quelles étaient les analyses d'Odian sur la fin de l'Empire ottoman et sur le réveil politique des Arméniens ?
K. B. : Il connaissait profondément les rouages du système qui faisait fonctionner l'Empire ottoman. Son père a occupé des postes importants dans l'administration. Son oncle paternel, Krikor Odian, est un personnage célèbre et respecté sur la scène politique et littéraire. Yervant lui-même, comme journaliste puis écrivain célèbre, a ses entrées un peu partout, il est même élu député de l'Assemblée nationale arménienne et, à ce titre, a des sources d'information de première main. Comme nombre de personnages importants de l'époque, il voit dans la guerre des Balkans de 1912 un tournant dans l'histoire de l'Empire. Au courant de toutes les tractations qui entourent la question arménienne, apparemment il ne se fait guère d'illusions sur les capacités de l'Empire à se démocratiser. Il ne semble pas croire aux grandes réformes imposées par les Puissances occidentales dans les provinces arméniennes en 1914 et qui vont rester lettre morte. En tant qu'écrivain-journaliste qui tient à sa liberté d'expression et qui ne s'affilie à aucun courant politique, Odian semble plutôt prêcher la prudence, la plus grande retenue, pour ne pas dire plus. Cette attitude qui se manifeste dans sa satire du mouvement révolutionnaire lui vaut l'étiquette de conservateur. C'est le principal grief que lui font les Dachnaks, mais Simon Zavarian n'en respecte pas moins l'auteur du brûlot qu'était Camarade Pantchouni!

NAM : Yervant Odian avait-il une conscience, une prescience du danger de mort que couraient les Arméniens ?
K. B. : Il faut lire à la loupe les premiers chapitres de ce Journal de déportation où il revient sur l'histoire du conflit qui a déclenché la première Guerre mondiale et où il recrée le climat de terreur qui régnait dans les premiers mois de 1915 dans la capitale, à Constantinople. Il interroge des hommes comme Krikor Zohrab. La réponse de celui-ci est sans ambiguïté. Odian retient-il la leçon ? Il est au courant des « plans » allemands de déportation pour régler définitivement la question arménienne. PI semble ne pas réagir. Il laisse tout cela en suspens et n'évoque le problème qu'en déportation. On peut même penser qu'en août 1915, lorsqu'il sort soudain de sa clandestinité, s'imaginant que le plus fort de la tempête est passé (alors que l'intelligentsia déportée dans les camps d'Ayache et de Tchanghere était déjà presque décimée), il n'a pas encore mesuré la gravité de la situation! Apparemment. Je pense néanmoins qu'Odian sait parfaitement de quoi il retourne et le lecteur avisé peut lire entre les lignes ; mais en tant qu'écrivain, il préfère ne pas trop en dire. Il s'adresse à un public qui sait fort bien tout ça. Il choisit de montrer « les faits » plutôt que d'étaler ses états d'âme.

NAM : Dans son Journal de déportation, il incarne la figure du témoin. Pouvez-vous préciser les contours de cette figure, ce qu'elle a de spécifique dans l'histoire du génocide arménien ?
K B. :Vous savez, j'ai découvert l'ouvrage d'Odian sous sa forme originale de feuilleton dans le quotidien Jamanag en 2003 à Vienne, quand j'étais à la recherche de témoignages d'écrivain. J'avais mené une enquête presque policière pour trouver des témoignages d'écrivain. Ce que j'avais lu était sans substance. La presse arménienne de Bolis, dès le mois de novembre 1918, abondait de témoignages autographes, voire allographes (recueillis par une tierce personne) provenant de rescapés dont l'écriture n'était pas le métier. Le Journal de Vahram Altounian que j'avais traduit et qu'on peut lire dans Mémoires du génocide arménien en était l'exemple typique. C'est un texte écrit par un adolescent. Un récit brut, énigmatique, dont on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants si l'on ne crée pas le cadre théorique adéquat. Odian représente la figure rarissime de l'écrivain qui fut déporté, qui survécut et rapporta son expérience. Rarissime, puisque pratiquement tous les écrivains (hormis A. Andonian et M. Chamdandjian) ont été éliminés et les clandestins comme Sirouni et Ochagan ou comme Tekeyan et Chanth qui étaient en lieux sûrs, n'ayant pas vécu les affres des déportations, ne pouvaient en témoigner comme l'a fait Odian. En 1915, Odian a 46 ans. Il a une expérience de la vie d'émigré à l'étranger, connaît le mode de fonctionnement de l'administration ottomane, parle le turc et lit l'osmanli, et il a aussi une longue carrière littéraire. Tout cela compte énormément et donne à son témoignage une portée autre que documentaire. Le lecteur jugera. Ce n'est pas une histoire des déportations, mais sa propre expérience de la terreur et du meurtre de masse. C'est cela qu'il projette d'écrire déjà sur les lieux mêmes du crime et finit par le faire à Bobs, après son retour. Il sait qu'il a eu beaucoup de chance. Il est un miraculé. C'est pourquoi il inscrit son itinéraire de déporté dans les figures de Lazare ressuscité ou d'Ulysse revenant de son exil. Odian écrit, donc pense. Il pense cette horreur innommable dans les limites de sa langue. Il affronte et met à nu les difficultés d'une telle entreprise. D'où l'intérêt que suscite son oeuvre plus de 90 ans après sa première parution.

NAM : Zabel Essayan incarne une autre figure du témoin. Quel rôle chacun de ces deux auteurs assigne-t-il au témoignage ? Et comment ouvrent-ils un champ narratif nouveau, qui n'est ni strictement littéraire ni strictement historique ?
K. B. : Je crois que, après Dans les ruines (1911), son ouvrage majeur sur les massacres de Ciicie, Essayan a pratiquement renoncé à l'écriture du témoignage autographe. Elle n'a même pas mené à sa fin le texte où elle relatait sa vie clandestine à Bolis dans les mois qui précèdent sa fuite en Bulgarie. Elle a publié cela dans Hayasdan de Sofia, sous un pseudonyme, mais ne l'a jamais repris. C'est un texte inachevé, comme est inachevé le récit autobiographique d'Andonian. En 1916-1917, à Tiflis, Essayan s'est attelée à la tâche - ô combien harassante et obsédante, on lit cela dans sa correspondance de l'époque - de recueillir des témoignages de rescapés, qu'elle transcrit avec un dévouement qui ne peut qu'étonner. Les préfaces qu'elle rédige montrent l'ampleur des problèmes qu'un écrivain doit résoudre pour pouvoir écrire l'anéantissement programmé d'un peuple. Mais, à partir de 1920, c'est le silence complet. Visiblement pour Essayan, il y a une frontière nette entre littérature et témoignage, disons entre fiction et vérité. Ce n'est pas tout à fait l'attitude d'Odian qui, après la publication de son Journal de déportation (Les Années maudites), va constamment se référer à son expérience de déporté. Le 17 espion publié dans Dernière nouvelle (Vertchin lour) aussi en feuilleton est un vaste récit des événements de 1914, écrit sous « une forme romanesque ». Odian s'en explique dans sa préface. Il s'inspire de faits avérés, met en scène des personnages qu'il a rencontrés à Bolis ou en déportation. A partir de là, il construit une intrigue pleine de rebondissements et de retournements, dignes d'un vrai roman d'espionnage. Donc des « faits » pour une fiction ! L'invention en littérature a-t- elle été autre chose ? Odian fait bouger les frontières étanches de la littérature et du témoignage, sans tomber dans les pièges ni de l'esthétisme morbide ni de la reconstruction documentaire.

NAM : Le titre original du livre d'Odian est Les années maudites. Pourquoi, à votre avis, l'auteur choisi ce titre ? D'où vient la malédiction ?
K. B. : A ma connaissance, nulle part dans le livre, Odian ne fait allusion à ce titre. C'est lui, le survivant qui maudit cette époque de sa vie. C'est à dire ceux qui en ont été la cause. Car maudire à ce niveau, c'est tenter d'expulser le mal, les perversions qu'il engendre, c'est désigner le criminel et le condamner. Cela peut sembler magique. Or, Odian nous rappelle qu'il a été jusque au lieu où Ezéchiel a parlé, dans le Kobar, au bord de l'Euphrate. Ce rappel est significatif. Maudire est certainement un acte très « primitif », très « archaïque », voire magique ; on appelle cela maintenant un « performatif » absolu, dans la mesure où la malédiction agit! C'est un acte. Cela relève de l'oraculaire, de la prophétie, de la parole que la traversée de la mort autorise et justifie. Il faut donc prendre très au sérieux cette « métaphore » de Lazare auquel il s'identifie et qui donne au récit d'Odian -pourtant agnostique sur le plan de la foi - une tonalité si particulière.

NAM : Comment, en quelques mots, feriez-vous le portrait de Yervant Odian, l'écrivain, le témoin, le critique et satiriste ?
K. B. : Un esprit libre, foncièrement bon, aimant jouir de la vie. Son vice : l'alcool qui l'a tué. Sa vertu : la littérature où il survit.

Propos recueillis par Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 163, mai 2010


Livre numéro 517
Yervant ODIAN --- Cliquer pour agrandir Une Mission à Dzabelvar
 
Titre : Une Mission à Dzabelvar / auteur(s) : Yervant ODIAN - traduit par Frédéric Feydit
Editeur : Pères Mekhitaristes de Venise
Année : 1961
Imprimeur/Fabricant :
Description : 64 pages, 15,40 x 21,30 cm
Collection :
Notes :
Autres auteurs : Frédéric FEYDIT [traducteur] -
Sujets :
ISBN :
Bibliothèques : Consultable à la Bibliothèque de la Cathédrale apostolique arménienne, Paris
Catalogué à la Bibliothèque Nationale de France
Prix :

Commentaire :

La "Mission à Dzabelvar", première parution en 1910, n’a pas à notre connaissance d'équivalent dans la littérature européenne. Cette satire nous est présentée sous la forme d'un paquet de lettres qui seraient tombées fortuitement en sa possession et qu'il fait précéder d'une biographie factice et d'une pseudo-préface. L'auteur semble exceller davantage dans la composition de ses lettres pastiches, écrites dans le plus beau style de tribun, que dans ses préfaces qui ont parfois quelque lourdeur. Il est vrai qu'il a le malheur d'y étudier une forme spéciale de maladie du langage qui, du fait qu'elle est heureusement très rare, paraît à première vue une invention invraisemblable d'Odian et laisse au lecteur une impression d'outré et d'artificiel.
F. Feydit

Livre numéro 1504
  Une mission à Dzabelvar. Lettres socialistes du citoyen P. Pantchouni
   
Titre : Une mission à Dzabelvar. Lettres socialistes du citoyen P. Pantchouni / auteur(s) : Yervant ODIAN - traduit de l'arménien par Z. Cavezian
Editeur : massis (smyrne)
Année : 1922
Imprimeur/Fabricant :
Description : 55 pages, In-8
Collection :
Notes :
Autres auteurs :
Sujets :
ISBN :
Prix :

Commentaire :

Satire (voir le commentaire de Feydit à sa traduction parue en 1961).

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