Dans l'article ci-dessous l'auteur, le
journaliste et caricaturiste Krikor Amirzayan, résume les grandes étapes de la formation de
la presse arménienne de France. Spécialiste de la presse arménienne, l'auteur qui publie ses oeuvres dans une cinquantaine de titres de la presse arménienne, présenta
de larges extraits de ce dossier, face aux principaux rédacteurs de la presse arménienne, réunis autour d'une même table à Grenoble en novembre 1998 à l'occasion du vingtième
anniversaire d'Azad Magazine.
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L'Aztarar, premier journal arménien
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Il y a plus de deux siècles, à Madras (Inde), Haroutioun Chemavonian fondait le premier journal arménien, l'Aztarar. Inaugurant ainsi le début d'une nouvelle ère du journalisme arménien, aboutissant au fil des quelque quatre à cinq mille titres publiés depuis cette époque, à la presse arménienne d'aujourd'hui.
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En France "Massiats Aghavni" est le premier titres, mais "Arménia" le plus connu
La presse arménienne de France, est née il y a près de 150 ans, en 1855. Cette année là, Gabriel Aïvazian, le frère du célèbre peintre de marines, Hovhannés Aïvazian (ou Aïvazovski) publiait à Paris, le mensuel bilingue Massiats Aghavni (la colombe du Massis). La capitale française ne comptant en ce milieu du XIXe siècle qu'à peine quelques centaines d'Arméniens, majoritairement étudiants ou négociants, le tirage de Massiats Aghavni ne devait vraisemblablement pas dépasser quelques dizaines d'exemplaires. Selon nos études, aucun exemplaire de ce premier journal arménien de France ne nous est parvenu. La diffusion restreinte de Massiats Aghavni ne devait pas laisser de profondes traces dans les esprits arméniens de l'époque. Car c'est "Arménia" fondé à Marseille en 1885 par le célèbre Meguerditch Portougalian qui marquait la mémoire arménienne de la presse, en cette fin du XIXe siècle. Publication majeure, Arménia inaugurait véritablement la tradition journalistique arménienne de France.
De 1855 à 1918, près d'une quarantaine de titres arméniens voient le jour dans l'Hexagone. La plupart de ces publication n'eurent qu'un passage éphémère avec pas plus d'un seul et unique numéro ! D'autres, plus heureuses, furent épisodiques et parurent de temps à autre. Arménia dont les numéros parvenaient clandestinement jusqu'à Constantinople, fut considéré comme l'organe du parti Arménagan, le premier mouvement politique arménien organisé. Arménia marquant tant sur l'idéologie du mouvement Arménagan que la conscience arménienne toute entière, en lutte contre l'oppresseur Ottoman. Arménia qui cessa de paraître en 1921, laissant un grand vide auprès de ses lecteurs qui se comptaient par milliers tant en France que dans l'Empire Ottoman.
Dans cette période de fin du XIXe début XXe siècle, la France, patrie de la Liberté, de l'Egalité et des Droits de l'Homme, allait servir pleinement sa vocation de " terre d'asile " pour les nombreux intellectuels Arméniens qui fuyaient les persécutions de l'Empire Ottoman.
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"Pro-Arménia" et "Anahid" marquent le début du XXe siècle
Paris, la "ville lumière" deviendra le phare et le centre de la pensée arménienne de l'Europe. Paris où de 1891 à 1914, le parti Hentchak disposera de son organe de presse le Hentchak.
L'autre grand parti arménien, la FRA Dachnagtsoutioun, disposant à Genève de son organe le "Trochag " (Drapeau) lancera à Paris le bimensuel "Pro-Arménia" dirigé par l'intellectuel Français Pierre Quillard. Pro-Arménia publié de 1901 à 1908, marquera également son époque, avec des signatures célèbres telles que Georges Clemenceau, Anatole France ou Jean Jaurès, dignes défenseurs de la Cause Arménienne.
Durant cette même période de ce début du " siècle des Lumières ", de 1901 à 1908, un groupe d'intellectuels Arméniens, conduits par Arpiar Arpiarian et Yervant Odian, lançaient à Paris le périodique "Azad Khosk" (Libre parole). Trois ans plus tôt, en 1898, l'illustre Archag Tchobanian avait fondé dans la capitale française, la revue nationale, littéraire et culturelle "Anahid". Autre publication majeure, qui marquera l'esprit de la communauté arménienne de France par la qualité de ses articles et analyses, Anahid sera publié - avec toutefois quelques interruptions - jusqu'en 1949, soit cinq ans avant la disparition tragique d'Archag Tchobanian, dans un accident de la circulation. Surnommé par ses nombreux amis français " Ambassadeur de la culture arménienne en France ", Archag Tchobanian qui était l'exemple même de l'intellectuel et homme politique arménien, doté d'une activité intense, avait lancé en 1917 à Paris, un autre titre : "Véradzenounte" (Renaissance). Un titre qui disparut très vite, malheureusement.
Quelques années auparavant, l'UGAB (Union Générale Arménienne de Bienfaisance), sous l'impulsion de Boghos Noubar Pacha, avait également lancé une publication bimensuelle, l' "Artsagank" (Echo), un journal qui devait disparaître en 1925.
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"Haratch" le véritable journal arménien de France
1925, justement, qui allait marquer la presse arménienne de France par un autre événement important, avec la publication à Paris, du journal Haratch, fondé par Schavarch Missakian. Un éminent intellectuel, homme politique et journaliste de talent, Schavarch Missakian allait s'entourer d'amis du " yérguir " (pays, en arménien), tous naufragés du génocide. Quelques intellectuels, mais aussi et surtout des hommes simples pour la plupart, sans réelle approche journalistique, maniant parfois difficilement l'art de l'écriture. Mais des hommes déterminés à remplir leur mission. Celle de donner aux milliers de réfugiés Arméniens, avides d'informations, des nouvelles des régions d'Arménie, les fameux " kavars " (régions d'Arménie) et des échos parvenus des communautés de France, nouvellement fondées. Des correspondances parvenaient de Marseille, Lyon, Valence, Grenoble ou Vienne.
Le rôle d'Haratch allait ainsi, bien au-delà du journal d'information, car le quotidien devenait le lien grâce auquel les membres d'une même famille de la tragédie arménienne de 1915 se regroupaient. Haratch était pour le nouvel immigré Arménien de France, un peu de cette lumière d'Arménie, à travers laquelle il visitait l'espace d'une lecture le fameux " yergir". Cette " terre perdue " vers laquelle il rêvait un retour imminent. Haratch était cet espoir de retour, cet espoir de justice.
Mais le succès de ce quotidien arménien de la rue d'Hauteville, c'est aussi ses signatures. Des hommes comme Chahan Chahnour (Armén Lubin), Schavarch Nartouni, Zaréh Vorpouni, Hrant Samvel, Hrant Zartarian et des dizaines d'autres noms devenus célèbres. Des hommes qui marquèrent de leur empreinte indélébile la littérature arménienne d'Europe occidentale pendant plus d'un demi-siècle, jusqu'au milieu des années 1970 qui vit leur disparition. Parmi ces derniers, comment ne pas penser au géant Chahan Chahnour dont on découvre chaque jour un peu plus son génie par son chef-d'œuvre " Retraite sans musique " (Nahatch arants yerki) ? Comment oublier Hrant Samuel (Hrant Samuelian, le fondateur de la librairie orientale rue Monsieur le Prince à Paris), véritable encyclopédie de l'histoire et de l'actualité arménienne ?
Ainsi, si Arménia marqua la presse arménienne de France au XIXe siècle, Haratch marqua et continue de marquer l'histoire de cette presse arménienne au XIXe siècle et continue en ce début du troisième millénaire.
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Les autres publications arméniennes jusqu'en 1939
Mais outre ces géants de la presse arménienne, de nombreuses autres publications virent également le jour. Ainsi, dès 1929, Hrant Palouyan fondait le mensuel Zvartnots, une revue d'art et de littérature, mais dont la parution devenait annuelle dès 1931 jusqu'à son ultime numéro, en 1960.
En 1933 était publié à Paris, le "Hay Oknagan Mioutioun", un mensuel pro-soviétique qui se voyait frappé d'interdiction par les autorités françaises en 1935. En 1939, paraissait le premier numéro du journal du Nor Séround (Nouvelle Génération, en arménien) "Haïastan". Interrompue lors de la Seconde Guerre mondiale, Haïastan était de nouveau publié après la guerre. Aujourd'hui encore, ce titre, devenu une publication irrégulière, est encore diffusé par les jeunes du Nor Séround.
De nombreux autres titres, parus dans la première moitié du XXe siècle, ne laissèrent pas un grand souvenir dans la mémoire collective des Arméniens de France. Parmi ces titres quelque peu méconnus, signalons "Mér Tsaïn" (1919), Zeitoune (1920), Hay Kordzavor (1924), Yérévan (de 1926 à 1930), des publications pro-communistes ou pro-soviétiques pour la plupart.
En 1926 est lancée à Paris, la revue bimensuelle d'art, de culture et des sciences "Abaka". La même année, l'Union des Ecrivains Arméniens de Paris, lancera "Hartkogh" qui " tiendra " jusqu'en 1928. En 1928, justement, un journaliste arménien, Victor Gordon, lançait "Tsolk", une revue qui disparaissait très rapidement. En 1931, paraissait la revue littéraire Ménk, une publication qui disparut après seulement cinq numéros. Mardgots, publiée par le dissident de le FRA Dachnagtsoutioun, Vazkén Chouchanian, devait quant à elle, tenir quatre années. De 1931 à 1937, les frères Barsamian publient Giank Yév Arvest. Simon Vratsian puibliera quant à lui, Vém, de 1932 à 1939.
Séma, se lançait lui aussi dans la publication en éditant "Mechagouyt" de 1935 à 1937, avant de tomber au champ d'honneur en 1939, dans le Nord de la France.
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Profusion des titres arméniens après la Seconde Guerre mondiale
Après la Seconde Guerre mondiale, l'activité de la presse arménienne de France, retrouvera sa vitalité d'antan. On assistera même à une profusion de titres. Parmi ces derniers, "Arévmoudk " (1945-1948), "Nérga" (1949) et le journal satirique "Abdag" (1949).
De sa naissance en 1952 à sa disparition en 1969, la revue "Antasdan" marquera fortement la pensée arménienne, avec au sein de sa rédaction, les meilleures plumes arménienne de l'époque. "Hay Midk", également née en 1952, et "Amsoryag" (1958) contribuent également pour une large part à l'enrichissement de la presse arménienne de France, sans toutefois parvenir à une diffusion importante. Les lecteurs maîtrisant l'arménien commençant à se faire rare...
En 1958, Avédis Alexanian fondait "Achkhar", l'organe de l'UCFAF. Achkhar qui au début des années 1990, sous l'impulsion des rédacteurs Barkév Samikyan et surtout Kévork Sarian, devenait l'hebdomadaire arménien de la communauté. Un journal d'informations dont l'utilité et l'importance auprès des Arméniens de France se fait sentir à chaque numéro. Devenu bilingue, Achkhar tient aujourd'hui encore, une place privilégiée au sein de la presse arménienne de France. Une presse dont l'un des caractéristiques majeurs reste la modestie de ses tirages...
Car c'est peut-être là, dans le faible chiffre des tirages, qu'il convient de voir l'une des causes sérieuses de la fragilité des titres. Des tirages qui atteignent généralement à peine quelques centaines d'exemplaires à un millier. Voir deux, tout au plus !
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Vers une presse arménienne francophone
Progressivement, cette presse " arménophone ", allait ouvrir ses pages au français, devant un lectorat d'Arméniens de la seconde et troisième génération qui ne maîtrise pas pour sa grande majorité, l'alphabet de Mesrob Machdots. Ainsi, en français presque exclusivement, le mensuel "Arménia", publié à Gardanne, dans la région de Marseille, allait au début des années 1970 à 1980 connaître un très vite succès et une large diffusion, auprès des Arméniens nés en France. Notons également à cette même époque le succès de "Hay Baykar" journal militant édité par le Mouvement National Arménien d'Ara Toranian.
En 1978, à Grenoble, naissait un bulletin le "CAG Informations", qui allait se transformer quelques années plus tard en "Azad Magazine". Un trimestriel dont le tirage est de 4000 exemplaires et qui est largement diffusé sur la région Sud-Est.
Azad Magazine, qui rassemble autour du réacteur en chef Grégoire Atamian, de très nombreux rédacteurs (dont votre serviteur), est un magazine de qualité, fortement implanté dans les foyers de cette région comprise entre Lyon, Grenoble au Nord, Marseille et Nice au Sud.
Au début des années 1980, l'événement majeur de la presse arménienne de France fut aussi le lancement à Lyon du mensuel "France-Arménie", édité par le CDCA (Comité de Défense de la Cause Arménienne). Par sa formule d'envoi gratuit à de très nombreuses familles arméniennes, ce mensuel qui se proclame " le Mensuel des Arméniens de France ", atteint même un tirage record de 21500 exemplaires au milieu des années 1980, avant de décliner progressivement, faute de moyens financiers suffisants.
Toujours au début de ces années 1980, naquit à Paris le quotidien "Gamk", organe de la FRA Dachnaktsoutioun. Gamk qui introduisait dans ses pages le français, contrairement à Haratch qui refuse aujourd'hui encore d'ouvrir ses colonnes au bilinguisme.
En 1993, le magazine "Les Nouvelles d'Arménie", d'une très belle pagination et très proche du professionalisme, vient consolider cette tendance de la presse arménienne 100% francophone. Pas une seule page en arménien, mais des dossiers et reportages dignes des meilleurs titres de la presse occidentale. Les Nouvelles d'Arménie - devenues aujourd'hui "Nouvelles d'Arménie Magazine" dont le rédacteur en chef n'est autre qu'Ara Toranian, bénéficie tant en Arménie qu'en France, d'une notoriété exceptionnelle. Le journal étant diffusé parfois à plus de 22 000 exemplaires.
La "Lettre de l'UGAB", un hebdomadaire géré par le rédacteur Varoujan Mardikian apporte également depuis plusieurs années déjà, des informations de qualité, fiables et bien documentée pour un lectorat estimé à un millier de personnes . Dernière née de la presse arménienne de France le "Magazine de l'UGAB", qui relate par ailleurs, des activités de l'organisation mondiale, est venu compléter et enrichir cette presse arménienne de France.
Quel est l'avenir de cette presse arménienne de France ? Une presse devenue largement bilingue et même parfois complètement française. Arrivera-t-elle à garder longtemps encore sa spécifité arménienne après la perte de l'alphabet arménien ? N'est-elle pas, elle aussi, en reflet de la communauté, en phase avancée d'assimilation ? Le débat reste ouvert. Mais l'avenir en sera le meilleur juge.
Krikor Amirzayan
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