Cent ans après le premier génocide de l'histoire, ce livre présente la pierre de vérité, cruciale, apportée par trois dominicains à la réparation d'un trou noir de notre mémoire qui demeure nié, occulté ou minoré. Retenus otages à Mardin, la Jérusalem de l'Est», entre lin 1914 et 6n 1916, les frères Marie-Dominique Berré, _Jacques Rhétoré et Hyacinthe Simon assistent,impuissants,à 1'anéantissementprogrammé, industriel, systématique des Arméniens qu'accompagne le massacre à la chaîne des Assyriens, des Chaldéens et des Syriaques. Témoins oculaires, ils vont se faire les chroniqueurs de l'indicible et consigner, chacun de son côté, ce déchaînement sans précédent de l'enfer sur terre. Pour la première fois, leurs dépositions précises, lucides, terribles sont réunies en un seul volume qui a valeur d'inédit. Elles ne font pas que donner une sépulture aux victimes anonymes des charniers d'hier. Elles valent alarme pour aujourd'hui. Alors que la tragédie des chrétiens d'Orient se répète sous les mêmes cieux et dans la même indifférence, leurs récits, toujours documentés, parfois apocalyptiques, ressortent rétrospectivement comme prophétiques. Un testimonial pour la reconnaissance du crime. Un testament pour le réveil de la probité. Une lecture indispensable, pour tous ceux qui n'entendent pas se réfugier derrière l'ignorance consentie et prétendre : «Je ne savais pas».
Article de René Dzagoyan, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 219, juin 2015
Les scènes pourraient se dérouler aujourd'hui, du côté de Mossoul, filmées en vidéo et postées sur Youtube. Pourtant le récit de ces trois frères dominicains relate des évènements qui se déroulent à Mardin en 1915. Par leur triple témoignage, on sait maintenant que le Vatican savait, dès le début. Après avoir lu leur compte rendu, on comprend mieux le choix du pape François. En les publiant, les éditions du Cerf entrent à leur tour dans le combat pour la vérité.
Trois frères prêcheurs (ou dominicains), d'origine française, sont envoyés dans l'Empire ottoman en mission auprès des communautés chrétiennes du Moyen-Orient. Les voilà à Mossoul en ce début de guerre. Pourtant, la région étant jugée instable par les autorités ottomanes, Jacques Rhétoré, Hyacinthe Simon et Marie-Dominique Berré sont « exilés » à Mardin, à l'intérieur des terres. C'est là, au printemps de 1915, que s'ouvrent sous leurs yeux, au bruit des bottes des troupes Jeunes-Turcs, les portes de l'enfer.
La cible chrétienne
Pourtant, ils en parleront chacun dans leur style, netteté et retenue pour Jacques Rhétoré, polémique et ouvertement antiallemand pour Hyacinthe Simon, indigné et romantique pour Marie-Dominique Berré, chacun portant sa part d'humanité dans la description de l'horreur. Rapports non concertés : aucun n'a su que les autres racontaient pour Rome la même chose que lui. Pourtant, le diagnostic est le même. D'abord, les Arméniens n'étaient pas les seuls chrétiens de la région. Six communautés religieuses s'y côtoient: les Arméniens apostoliques, bien sûr, mais aussi les Arméniens catholiques, les Jacobites, les Chaldéens, les Syriens catholiques, et les Protestants. On applique alors un syllogisme simple: les Arméniens sont des traitres, les Arméniens sont chrétiens, les Chrétiens sont des traitres. Aucune de ces communautés ne sera épargnée. Pourtant la méfiance n'est pas la seule raison. On y apprend que le gouvernement Jeunes-Turcs avait envoyé des agents dument qualifiés pour faire un rapport sur la situation socioéconomique de l'Empire. L'Insee stambouliote, en quelque sorte.
Question de nombre
Le diagnostic tombe: vu le niveau culturel, technique et financier des composantes en présence, « Si l'on ne prenait sans retard des mesures pour arrêter le progrès des communautés chrétiennes et spécialement de la nation arménienne, l'élément chrétien deviendrait bientôt prédominant dans tout l'Empire. » La conclusion tombe tout aussi vite : «L'unique moyen de remédier à cette situation d'infériorité de l'élément musulman était de faire disparaitre, par un massacre général, les populations chrétiennes. » Les trois dominicains avaient tout compris bien avant nos historiens. Pourtant, à leurs yeux, la qualité qui prédispose au massacre immédiat n'est pas celle d'« arménien », mais celle de « chrétien ». C'est elle qui fait qu'on vit en société avec des valeurs telles que le travail, la solidarité, l'épargne, le gout pour l'innovation technologique, en un mot les valeurs qui introduisent l'Occident au Moyen-Orient et qui font que le chrétien d'Orient est un Européen mésopotamien. C'est donc l'éradication des chrétiens qui est visée en 1915, et non point exclusive des autres, des seuls Arméniens. À preuve, la longue liste des autres communautés martyres, Chaldéens, Jacobites, etc. Voir plus haut. Il se trouve que, dans ce tas de giaours, ces chiens d'infidèles, les Arméniens étaient majoritaires et qu'on a parlé un peu plus d'eux que des autres. Début de la concurrence des victimes.
Pureté de la race
Par l'éradication des chrétiens, il s'agissait alors de créer une nation homogène qui, pour pouvoir l'être sur le plan ethnique, devait l'être d'abord sur le plan religieux, ce qui conforte la thèse de l'historien allemand Mikaël Hesemann, selon qui, pour les Jeune-Turcs, l'unité de la nation ne serait pas réalisée par la pureté de la race, mais par celle de la religion: « L'islam est instrumentalisé pour des raisons politiques. Il y avait en arrière-fond une idéologie, à savoir que les nations homogènes étaient des nations fortes et qu'il fallait rendre la nation turque homogène. » À entendre, jour après jour, les déclarations du Daesh, on sait maintenant que 1915 n'est pas fini. Sauf qu'à la différence du gouvernement de Talaat, Enver et Cemal, le Califat bénéficie, lui, du savoir-faire de son ami turc.
René Dzagoyan, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 219, juin 2015