La Première Guerre mondiale est commencée depuis plusieurs mois, la Turquie est alliée à l'Allemagne. Le 24 avril 1915 débute la Grande Rafle des intellectuels d'Istanbul, marquant le début du génocide des Arméniens.
Chavarche Missakian est alors un jeune journaliste engagé dans le combat pour les libertés. Il échappe par miracle à la rafle : il était le sixième sur la liste noire des personnalités recherchées. Entré en clandestinité, il reste très actif et note dans ses carnets, sous forme cryptée, les terribles nouvelles qu'il reçoit sur les exactions commises dans les provinces : déportations en masse, exécutions de groupes de soldats, tortures et élimination des intellectuels. Il s'attache dans le même temps à transférer ces informations à l'étranger. Dénoncé, il est arrêté, et c'est là que commence le récit de la période qui va le mener de la Police politique turque à la Cour martiale. Malgré les années de souffrances et de tortures, il gardera toujours le silence et ne sera libéré qu'à l'armistice.
Ces souvenirs sont le récit de l'homme de presse qu'il deviendra et de ses carnets chargés d'histoire. Après un long silence, car ce qu'il avait vu et vécu était de l'ordre de l'« innommable », il prend la plume en 1935 pour répondre aux mémoires d'Ali Riza, le chef de la police politique turque qui est face à lui pendant toute sa détention, et pour rétablir sa vérité.
Dans un style vif et concis, Chavarche Missakian, grand lecteur et déjà francophone à l'époque, documente de manière précise les premiers temps de l'entreprise génocidaire.
Article d’Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 218, mai 2015
En 1935, le journal Zaman, à Istanbul, publie en feuilleton les Mémoires d'un policier turc qui, retraçant sa carrière de l'Empire à la République, se vante au passage d'être à l'origine de l'arrestation, en mars 1916, de Chavarche Missakian, l'un des dix hommes les plus recherchés par la police politique et secrète, depuis qu'il a échappé à la rafle du 24 avri11915. En 1935, Chavarche Missakian est déjà l'une des figures tutélaires de la communauté arménienne de France. Il dirige le journal Haratch qu'il a fondé à Paris en 1925, rayonne dans les milieux intellectuels de la diaspora et assume des responsabilités politiques au sein de la FRA Dachnagtsoutioun, distinguant autant que possible l'éthique de responsabilité de l'éthique de conviction.
Un témoignage unique
Par pudeur, par dignité, et parce qu'il a d'autres chats à fouetter, il n'a jamais écrit une ligne sur son arrestation, détention, condamnation et libération des geôles turques à la faveur de l'armistice de 1918. On sait pourtant qu'il fut sauvagement torturé et se jeta du 3e étage de la prison, lors d'un transfert, pour échapper à l'enfer d'un nouvel interrogatoire musclé. Le récit turc est plus soft. Chavarche (se) doit (de) réagir. Il tergiverse. Son ami et collaborateur Hrant Samuel lui traduit du turc en arménien les pages de Zaman qui le concernent. À son corps défendant, il va devoir répondre, 20 ans après les faits, à l'un de ses tortionnaires. Voilà le livre qui parait pour la première fois en français, avec l'extrait des Mémoires du commissaire turc suivi du texte de Chavarche qui prétend compléter le premier texte, mais l'implose, en révélant l'identité masquée de son auteur/tortionnaire Ali Riza, chef de la police turque.
Ce dévoilement de la vérité suffit-il pour avoir le dernier mot? Au regard du désastre survenu à son peuple, Chavarche ne veut accorder aucune prééminence à son témoignage. Il est pourtant unique, comme le souligne la remarquable postface de Krikor Beledian, sur l'univers carcéral turc d'une part et sur les figures de la trahison qu'il met d'autre part en scène. Comprenant que ses lecteurs veulent entendre dans ses mots arméniens son histoire, Chavarche s'y résout sans cacher son embarras. Premier paradoxe: on lui demande le récit d'une scène ancienne dont le défi absolu était de ne pas parler, même sous la torture, pour ne pas mettre dans un danger plus grand encore, ses camarades. Deuxième paradoxe: 20 ans après, Chavarche considère qu'il ne faut toujours pas parler de ce qui fut secret. Même si les temps ont changé, nul n'a besoin de connaitre dans le détail comment fonctionnait la structure clandestine Vichab (Dragon) qu'il dirigeait, et qui collectait pour les diffuser hors de l'Empire des informations codées sur les évènements en cours. Il suffit de savoir que l'opération Némésis a, depuis, liquidé responsables du génocide et traitres. Pas question en revanche de livrer maintenant aux Turcs les informations qu'ils n'ont pu obtenir dans le passé. Taire ce dont on ne peut parler. Chavarche laisse donc intacts bien des mystères comme celui de la formule sibylline inscrite dans son carnet tombé aux mains de la police : « Résoudre l'œillet à trois ».
Le livre qui manquait
Le seul mot qu'il aurait aimé lancer alors et redire maintenant à la face du monde, est en gestation dans ce texte. C’est un mot qu’il a sur le bout des lèvres, comme Lemkin, en 1935 : génocide. Et parce qu'il n'a pas encore trouvé ce mot, son témoignage reste à ses yeux un livre inachevé qu'il intitule par conséquent Feuilles d'un carnet jauni. Comment mieux dire la somme d'informations qui s'amoncèle dans l'attente du concept qui les submergera toutes et donnera au témoignage son vrai sens ? Ce mot, ce concept, Chavarche le trouvera en arménien et l'emploiera pour la première fois dans son éditorial du 9 janvier 1945. Il s'agit bien d'une trouvaille, car dans ce livre, il y a un autre livre, où tout le monde est traducteur, sauf Chavarche. Hrant Samuel traduit, Chavarche fait retraduire en prison son carnet confisqué, enfin sa fille Arpik Missakian traduit le texte de son père auquel il manquait un mot, pour nous offrir, en ce centenaire du génocide, le livre qui manquait.
Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 218, mai 2015