Un studio de photographie à Saint-Germain-des-Prés, dans les années vingt. Un Arménien au nom double, Pierre / Bédros, y rencontre Jeanne, la Nénette chérie, un avatar des Ninon et des Nana. Entre cette pupille de la Nation et ce rescapé d'un désastre innommé se noue une histoire d'amour aux couleurs d'une fable. L'étranger y découvre le sexe et se transforme au fur et à mesure qu'il s'intègre au “monde-lupanar” auquel il est confronté. Entre les jouissances infernales d'ici et la nostalgie de là-bas, entre une Église vide et la pornographie, l'identité se décline en termes de rupture. La survie serait-elle à ce prix ? Comme le suggère le sous-titre du récit, cette Histoire illustrée des Arméniens à Paris est une métaphore, traitée sans complaisance ni conformisme, de la vie de tous ces exilés, racontée un peu à la manière d’un film muet aux épisodes contrastés, où le sérieux de la révolte alterne avec l'humour dévastateur, la parodie avec la poésie. Chahnour invente ici le roman de la diaspora, dans lequel le conflit des langues et des identités devient une source de création.
Voici la part cachée du "Passager clandestin". Paru en 1929 et jamais traduit en français "La retraite sans fanfare" est le premier et l'unique roman de Chahan Chahnour, par ailleurs très connu sous son nom de plume, Armen Lubin, auteur de plusieurs livres en français, grand poète reconnu par ses pairs, comme le confirme sa présence, notamment, dans la célèbre collection Poésie NRF chez Gallimard.
Commentaire d’Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 153, Juin 2009
Etrange destin que celui de La retraite sans fanfare, le premier et dernier roman de Chahnour qui naît avec un parfum de scandale et devient très vite un classique. Taxé de pornographique, le roman n'évoque que des passes sans lendemain dans un atelier de photographies à Saint-Germain, un trafic de nus pour les soldats de la guerre de 14-18, un bâtard élevé à la campagne. Voilà pour le scandale au premier degré.
Beaucoup plus « choquant » est le caractère iconoclaste du roman, avec sa violente diatribe contre les institutions ou partis politiques qui, dans une folle dénégation du réel, semblent ne pas mesurer l'ampleur du désastre qui a frappé les Arméniens. Ils continuent de ronronner leur Narek, comme si le fil de la narration n'avait pas été rompu.
Appuyer où ça fait mal
Nous sommes au début des années 20. Bédros et ses amis ont quitté Bolis avant même la signature du traité de Lausanne, laissant derrière eux leurs parents. Ils battent le pavé parisien, tels des orphelins. Livrés à eux-mêmes, ils découvrent un monde qui leur était étranger. Ils vivent cette nouvelle expérience, loin des tabous répressifs de l'Orient, comme une libération, sexuelle tout d'abord, où la rencontre avec l'altérité passe par la rencontre de Françaises, caricaturées comme des femmes faciles, mais dotées d'un pouvoir d'attraction inversement proportionnel à la répulsion que leur inspirent les Arméniennes,
lesquelles ne se présentent plus à leur souvenir que « sous la forme de deux grosses jambes et d'un peu de moustache ». Chahnour force le trait, enfonce le clou là où ça fait mal pour asséner quelques vérités empiriques, difficilement contestables, comme le fait que l'Eglise arménienne se vide en diaspora. Des images fortes illustrant à loisir l'histoire des Arméniens à leur arrivée à Paris suite au génocide de 1915-1916, en rappel du sous-titre du roman. Mais pour Chahnour, la littérature ne peut s'arrêter là, elle doit annexer ce que le cliché ne peut montrer. Elle doit capter la quintessence de l'exil et d'abord sa profonde ambivalence. Facteur d'émancipation, l'exil permet l'émergence de l'individu, en le libérant des pesanteurs familiales et communautaires. Mais s'il n'était que cela, il se confondrait avec la simple migration comme source d'inspiration créatrice. Dans sa colère naïve de soupirant ou d'amant déçu par Nenette (la femme qu'il aime mais qui est avec Lescure), Bédros pense retourner à Bolis ou prendre le large en direction de contrées exotiques. Mirage ! Le seul point de fuite sera le travail en usine chez Renault.
Violence du déracinement
Progressivement, il comprend que l'exil lui permet d'être « au-dessus du passé ». Grâce à l'amour, il éprouve l'universelle condition humaine qui rend possible l'improbable rencontre entre un orphelin arménien de 1915 et une pupille de la nation française. Mais cet
accès à l'universel instaure une fêlure dan l'unité du moi. Bédros devient Pierre. Souren, le double de Chahnour ou de Bédros qui incarne l'espoir d'un renouveau litté raire, publiera en français. Lokhoum, l'ouvrier chez Renault, figure du prolétariat arménier et de la rédemption dont il est censé être porteur, se drogue et finit fou comme Komitas, faute d'avoir pu émigrer en Arménie. La violence du déracinement est telle qu'elle ne permet même pas de penser la langue arménienne comme patrie de substitution. Tout fout le camp, y compris la langue. Et donc la filiation. Bedros n'aura pas d'enfant et Hratch se fera « prendre jusqu'à ses larmes » par Suzanne, le jour de leur mariage.
Dire ce qui est
Rage contenue de la révolte devant l'inexorable, qu'il s'appelle vide, mensonge, perte ou assimilation. L'heure de la retraite a sonné depuis longtemps. Qu'importe qu'elle ait sonné à Kars ou bien avant, depuis ces temps lointains où l'on ne se remémore plus avoir été autrement que ce que l'on est aujourd'hui ! « La retraite des âmes » est partout comme si nos aïeux étaient « des eunuques ». Le remède est introuvable. Il appartient à la littérature de dire ce qui est, à la différence du discours politique ou journalistique. Sans confrontation verbale entre les deux. Chacun son rôle. Il faut bien parler de la retraite sans fanfare quand d'autres parlent de la victoire en chantant.
On ne sort pas indemne de la lecture de Chahnour. Surtout si l'on s'attend à lire un roman délicieusement désuet. Il vous terrasse. Mais il vous offre un grand moment de littérature. Avec une prose qui épouse les secousses telluriques, le rythme du charleston ou celui plus apaisant du chemin de fer. Avec l'humour comme oxygène et un souffle poétique qui soulève la chape de plomb, La retraite sans fanfare est aussi un beau roman d'initiation où l'incomparable légèreté de l'être triomphe parfois..
Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 153, Juin 2009
Interview de Krikor Beledian, traducteur d'Armen Lubin, Propos recueillis par Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 153, Juin 2009
Nouvelles d'Arménie Magazine : Quelle place occupe ce premier roman de Chahan Chahnour dans son œuvre, son époque et le panorama de la littérature arménienne contemporaine?
Krikor Beledian : Nahantche arants yerki devait former le premier volet d'un cycle romanesque dénommé « Histoire illustrée des Arméniens ». Chahnour a bien publié le second volet, « La trahison des Haralez », sous la forme d'un recueil de nouvelles, dont certaines ont été traduites par Krikor Chahinian. Le reste n'a jamais vu le jour. Dès sa parution en feuilleton dans Haratch en 1929, il a soulevé une tempête de protestations. Certains n'y ont vu que pornographie. D'autres ont été scandalisés par les anathèmes contre Grégoire de Narek, symbole de tous les maux qui se sont abattus sur les Arméniens. En vrai iconoclaste Chahnour s'en prend aux mythes qui n'ont pas sauvé «la nation». A ce titre le roman restera sans descendance. Dans l'édition de Yérevan en 1980, le texte est amputé de plusieurs passages jugés inadmissibles chez les Soviets.
NAM : On dit que La retraite inaugure le roman diasporique. Pourtant l'exil, au coeur du livre, est un thème classique de la littérature arménienne depuis le XI' siècle. Comment Chahnour renouvelle-t-il cette problématique ? Comment conçoit-il le rapport entre littérature et histoire ?
K. B. : Le surtitre inscrit l'ouvrage dans le registre de «l'histoire» mais très loin du genre « roman historique ». La retraite sans fanfare traite de l'actualité, de problèmes de survie, de « conservation de l'arménité », d'existence à l'étranger. A l'inverse de ce que faisaient les « aînés », pour qui il fallait restituer les splendeurs du pays, en sauver l'image détruite, Chahnour et toute sa génération avaient pratiquement gommé d'un trait le passé. Le lecteur ne peut qu'être étonné de voir combien ce passé, le Bolis de Bédros-Pierre, occupe peu de place dans le roman. Et pourtant La Retraite parle d'un présent à peine plus gérable que ce passé intolérable. Certes, le thème de l'exil s'inscrit dans une tradition séculaire. Or, l'exil du XXème siècle est sans retour possible, il est vécu comme un déracinement irréversible venant après une expérience historique qui n'a pas son pareil dans l'histoire des Arméniens, je veux dire le génocide de 1915. Le roman témoigne de cet exil post-catastrophique vécu par Chahnour comme un mal inguérissable pour lequel les Dieux guérisseurs (les Haralêz du paganisme) ne peuvent plus rien. Chahnour sonne l'alarme. Il dit une fin. S'il y a rupture, elle réside dans cette forme singulière que Chahnour donne à une expérience collective nouvelle.
NAM : Quel est le statut de l'introduction époustouflante du roman structuré en 3 parties.
K. B. : C'est une page d'une écriture qui n'a pas son pareil dans toute l'histoire de la littérature arménienne. Dès l'incipit le lecteur est interpellé, pour ne pas dire agressé, il est lancé dans l'atmosphère sensuelle d'un studio de photographie dans le Paris des années 20. Le récit est écrit du point de vue de Bédros-Pierre, qui en vrai « bolsétsi » fait alterner le comique et le tragique. De nombreuses scènes rappellent l'écriture cinématographique de l'époque. Ce ton provocateur disparaît dans la troisième partie où le style est plus négligé. Chahnour était tout à fait conscient des défauts structurels du livre, mais s'est bien gardé d'intervenir. C'était, disait-il, une œuvre de jeunesse. Et jeune, elle est restée.
NAM : La traduction de ce roman s'est faite sous votre direction. Quel bilan faites-vous de cette expérience ?
K. B. : J'avais commencé la traduction dans le cadre d'un enseignement sur la traduction littéraire. Plusieurs groupes se sont succédé. Les étudiants qui sont restés après l'achèvement de leur cursus ont constitué le noyau dur. On a repris la traduction plusieurs fois (lectures à haute voix haute, discussions), car le texte de Chahnour présentait des difficultés inhabituelles: l'emploi de plusieurs registres de la langue, qui va du parler arménien de Bolis jusqu'au krapar. J'ai dirigé le travail, exigé le respect de certaines règles, suggéré des solutions, je n'ai jamais imposé mon point de vue. Tout ça dans la bonne humeur.
NAM : Vous quittez Beyrouth pour Paris en 1967. Comme Chahnour, vous faîtes le choix d'écrire en arménien en pleine capitale française. L'exil comme posture d'écriture. Où s'arrête la comparaison ou la filiation ?
K. B. : La ressemblance est de surface. La génération de Chahnour vit et pense l'existence à l'étranger comme un désastre. L'étranger la fascine et l'interroge. Ce n'est pas mon cas. Je ne vis pas « l'exil » comme une expérience aliénante, « l'exil est débris » dit Armen Lubin. Pour moi l'exil est ravissement. Certes, c'est une expérience singulière, à chacun son exil. Or, l'écrivain en moi ne s'oppose pas au monde environnant, il s'en nourrit. Ma culture, mon écriture sont doubles, bifides, arménienne, française. Je ne suis pas un « écrivain arménien pur », mais plutôt disons « métissé » et ne crois guère à quelque chose comme une « âme ». Ma pratique de la langue doit certainement beaucoup au français, à cette langue sous la langue, à cette Autre langue mienne, si je puis dire, qui me permet de mieux habiter l'arménien. En tant qu'écrivain j'hérite d'une tradition, mais hériter, c'est s'approprier, inventer. L'œuvre de Chahnour comme toutes les œuvres nées en France constituent une espèce « d'avant-garde » dont j'essaie de témoigner, de tracer les limites en pensant mon travail dans une certaine continuité.
Propos recueillis par Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 153, Juin 2009