Après son roman « Un été sans aube », Agop Hacikyan nous livre la suite de cette saga historique dans Les rives du destin. Riza Kardam, ou Riza Bey, ancien gouverneur dans l'Empire ottoman, confie à Nour, son plus jeune fils, la direction de l'entreprise familiale. Riza Bey, c'est aussi celui qui avait sauvé Maro Balian au moment de la déportation et l'avait enfermée dans son harem. Et puis Vartan, le mari de Maro, l'avait fait ramener. La famille Balian est ensuite allée s'établir à New York. Riza Bey vient de mourir et il lègue à Maro une petite fortune dont Nour est l'exécuteur testamentaire. Pourquoi cet héritage ? Que signifie-t-il ? Nour, fils de Riza et de Maro, part donc à la recherche de sa mère à New York, pour transmettre cet héritage. Le roman est écrit dans un langage clair. Il nous amène à réfléchir sur plusieurs aspects.
Le premier est de nature politico économique : il s'agit de la compensation financière. Lorsque Riza Bey fait un legs testamentaire à Maro, s'agit-il d'une compensation financière aux dommages infligés ? Par ailleurs, une compensation financière suffit-elle à réparer un génocide de 1 500 000 victimes ? Et puis, qu'advient-il de nos droits territoriaux ? Des monuments culturels ? Des propriétés communautaires ? Le Traité de Sèvres de 1920 reconnaît aux Arméniens des droits territoriaux sur au moins une partie de leurs territoires historiques ancestraux, mais nous n'en sommes pas encore rendus là. Par ailleurs, le testament peut être perçu comme un symbole indiquant que les générations turques à venir ont un dû envers les futures générations arméniennes.
Le second aspect est de nature sociologique : il s'agit de la question identitaire. Suite à l'émigration des Balian aux Etats-Unis, dans quelle mesure les enfants de Maro et de Vartan pourront-ils conserver leur langue ainsi que leurs us et coutumes? En s'assimilant à la population majoritaire, en passant par des mariages mixtes et tout ce qui s'ensuit, les Arméniens perdent leur spécificité en tant que peuple provenant d'une nation plurimillénaire. Depuis la perte de leurs territoires ancestraux, les Arméniens vivant dans la diaspora luttent constamment pour leur survie identitaire et culturelle, en établissant des liens communautaires à travers leurs institutions.
Le troisième aspect est de nature psychologique : à travers la littérature, Hacikyan nous fait saisir l'impact du génocide, qui se traduit en des drames personnels et familiaux, autant chez les Arméniens que chez certains Turcs hybrides. La transmission de la mémoire, de la première à la deuxième génération, se fait de façon partielle. La détresse et le traumatisme psychique issus du génocide font souvent que les parents ou les grands-parents restent muets à ce sujet. Même à la 3ème ou 4ème génération, l'identité renaît : Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Vers où allons-nous ? Il existe donc un lien ineffaçable entre le passé, le présent et l'avenir d'un peuple, qui se transmet à travers le vécu individuel et collectif.
Hacikyan n'aborde pas le problème du pardon ni du repentir. De même, l'histoire se déroulant dans les années 50, il ne couvre donc pas le dernier quart de siècle, où l'on assiste à l'éveil des générations arméniennes à revendiquer la reconnaissance du génocide par la Turquie et par la communauté internationale, avec toutes les implications qui s'ensuivent. Comme le soulignent A. Hacikyan et J.Y. Soucy, dans Un été sans aube : « En politique, on n'est jamais sûr de rien. Toutefois, l'incertitude du résultat ne doit pas nous empêcher de travailler très fort pour y parvenir ».
K. Témisjian Bedrossian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 95, Mars 2004