Naissance en 1967 à Paris
Article dans l'Express.fr du 14/05/2007, Propos recueillis par Anne-Laure QuillerietC'est une rue qui lui va bien, la rue Papillon, cette artère tranquille du IXe arrondissement où elle a installé en 2000 sa boutique et son atelier, loin des parcours fléchés du luxe parisien. C'est là que cette fille de tailleurs arméniens, élevée à Villejuif, dessine des collections d'accessoires de plus en plus remarquées, qui mêlent candeur et impertinence, féminité rétro et jeux de lignes… Un cocktail à l'image de cette pétillante brune de 39 ans, nourrie par sa passion pour le rock, son goût de la fête comme par ses voyages en Arménie, le pays de ses grands-parents, découvert en 1999. Depuis, elle n'a cessé d'y faire des allers-retours. Elle a même présenté un défilé remarqué à Erevan, en octobre 2006, avant d'être choisie comme le chef de file des créateurs arméniens, dans le cadre d'une exposition qui débute le 16 mai 2007 à Marseille.
L’Express : Comment avez-vous abordé la culture de ce pays, que vous avez visité pour la première fois à 30 ans passés?
Karine Arabian : Le but, c'est de parler de l'Arménie autrement, d'une façon moins larmoyante et plus tournée vers l'avenir. On est néanmoins remonté au XVIIe siècle pour rappeler que les Arméniens ont introduit en Europe des tissus ou des teintures comme la garance. Puis l'on évoque le parcours d'artisans qui se sont illustrés en France dans des entreprises de chaussures, de broderie ou de tricotage, en mettant l'accent sur de grandes réussites: Alain Manoukian, Stephane Kélian, Alain Mikli ou d'autres, moins connus, comme Der Balian, qui chaussait Greta Garbo… Pour l'étage qui m'est consacré, j'ai voulu expliquer le processus créatif des collections.
L’Express : Quelle vision de l'Arménie aviez-vous, enfant?
K. A. : Même si mes grands-parents ont toujours parlé arménien, c'était abstrait et inaccessible, comme un pays qui n'existait pas, tellement le drame du génocide était enfoui sous les non-dits. Mon grand-père maternel n'a jamais raconté sa véritable histoire, il a masqué toutes ses douleurs sous l'humour. Du côté de ma grand-mère paternelle, j'ai perçu des choses terribles par bribes.
L’Express : Qu'est ce qui a déclenché le désir de redécouvrir vos racines?
K. A. : Le vrai déclencheur a été mon cousin Dan (avec qui j'ai fondé ma marque), qui est parti donner des cours là-bas dès 1991. Je me suis demandé comment, moi aussi, je pouvais être utile à ce pays. Et, en 1999, il y a eu le premier voyage avec mes parents, un vrai choc. J'y reviens régulièrement depuis.
L’Express : Avez-vous eu envie d'inclure les savoir-faire arméniens dans vos créations d'accessoires?
K. A. : Je l'ai fait en 2003 dans la collection Minérale, avec des pierres et des bois locaux. En ce moment, je travaille avec des Arméniens installés à Beyrouth sur une mini-série de souliers et de bijoux en fils d'or et un sac en obsidienne baptisé Alchimia. Au-delà de ce choix de matières premières, j'ai voulu exprimer un mélange de dureté et de richesse intérieure en intégrant différentes réflexions: sur la femme orientale, les formes géométriques des monuments soviétiques...
L’Express : Dans votre carte blanche, on retrouve le cinéaste Sergueï Paradjanov et le parfumeur Francis Kurkdjian.
K. A. : Avant de découvrir l'Arménie, je connaissais déjà l'œuvre de Paradjanov. On a consacré un espace à ses collages et à ses costumes. Pour moi, il est tout à la fois un symbole de créativité, de folie et d'indépendance. Même en prison, sous le régime soviétique, il s'est battu en restant libre et flamboyant. Quant à Francis Kurkdjian, créateur de l'ambiance olfactive d'une partie de l'exposition, on s'est retrouvés autour d'une certaine idée du luxe et d'une Arménie tournée vers l'avenir.
L’Express : L'accessoire est-il pour vous un moyen d'expression plus naturel que le vêtement?
K. A. : J'ai commencé par faire des bijoux dans une chambre de bonne; je les ai présentés au Festival de la mode de Hyères, en 1993, et j'ai continué en travaillant pour Swarovski puis Chanel pendant deux ans, où j'ai dessiné peu à peu des sacs et des chaussures. Même si je suis née dans le vêtement, j'étais paralysée par des références inaccessibles comme Azzedine Alaïa et je ne me sentais pas à la hauteur pour me lancer.
L’Express : Vous avez présenté un défilé à Erevan en octobre; avez-vous désormais l'intention de développer une ligne de prêt-à-porter?
K. A. : Mon objectif est d'arriver à monter une vraie maison de mode. Pour l'instant, je construis chaque saison une minicollection. C'est mon dernier bastion de liberté, car il n'y a pas encore d'impératif de ventes. Au début, je voulais que le vêtement soit une prolongation des accessoires, mais c'est un créneau qui enferme vite. Je cherche en ce moment le bon partenaire pour la fabrication, et ce sera sans doute le point de départ pour dessiner de véritables collections.
L’Express : Vous mettez souvent en avant le fait d'être une femme dans votre rapport à la création...
K. A. : C'est d'autant plus déterminant dans le milieu de la chaussure, qui est un domaine ultramasculin. Les hommes ont tendance à en rajouter dans le fantasme, en oubliant que les souliers sont faits pour marcher. Le choix d'une chaussure a des conséquences sur le corps et sur l'humeur. Je cherche donc que les femmes se sentent bien, sans négliger la séduction.
L’Express : Vous avez construit votre maison en douceur. Ne vous sentez-vous pas décalée dans un milieu qui fait et défait des carrières à une vitesse éclair?
K. A. : C'est un milieu qui éblouit, mais qui peut générer beaucoup de frustrations. J'ai appris à me préserver. Depuis l'école, j'ai vu plein de copains qui sont montés en flèche avant de redescendre aussi vite. J'ai préféré asseoir un style sur le long terme. En 2000, personne ne m'attendait avec mes souliers à bouts ronds et petits talons, à l'encontre des talons aiguilles, ultrasexy. Je me sens atypique dans un système compartimenté entre une branchitude extrême, qui n'est plus de mon âge, et des grands groupes qui jouent aux chaises musicales avec les stylistes. Je me reconnais plus dans la liberté des créateurs des années 1980. Un peu old school en somme, mais avec des notions de marketing des années 2000!