Un roman mosaïque qui plonge le lecteur dans le secret des consciences et dans les multiples regards témoins du massacre des Arméniens
Dans l’Empire ottoman en guerre, un peuple disparaît. À Kharpert, au sommet d’une colline aride d’Anatolie, entre 1915 et 1917, au plus profond du génocide arménien, des destins se croisent. Anaguil, cachée par ses voisins turcs, tente de sauver les gestes et les paroles de son peuple. Sarkis, l’apprenti poète, amant de la beauté, perd doucement la raison, confiné dans le grenier de sa maison. Maritsa, jeune musulmane, voudrait être un garçon. Loussine, la maîtresse du consul des États-Unis, espère l’exil. Et Rachel, qui les a tous connus, raconte sa mort, tout au fond du puits où elle s’est jetée. À travers la mosaïque de leurs récits s’élèvent la poussière des rues, les vapeurs des bains, les cris de stupeur d’une culture en train de mourir. Restent alors les souvenirs et les contes: «Et trois pommes sont tombées du ciel, une pour qui raconte, une pour qui écoute et une pour les oreilles indiscrètes.»
Article de René Dzagoyan, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 221, Septembre 2015
L'histoire est fracturée en plusieurs personnages, racontant chacun son histoire avec son propre souffle et ses propres désespoirs. Anagil, cachée par ses voisins, Maritsa, jeune musulmane mariée au début de l'adolescence avec un vieillard de trente-cinq ans, Dikran, nourrisson rescapé, Sarkis qui s'enfonce dans l'oubli de soi, Leslie Davis, le consul qui voit tout et sait tout, mais ne peut rien, sauf consigner dans des rapports qu'on s'empresse d'empoussiérer la lente agonie d'un peuple et d'une terre. « D'un coup, le pays est ramené deux ou trois siècles en arrière. »
Tel est en réalité le sujet de l'histoire, la décomposition d'un monde vue à travers ses multiples personnages que le style de Micheline Aharonian Marcom désagrège dans la multitude des gestes quotidiens comme pour signaler, certitudes de déchéance après garantie de mort tragique, qu'il n'y a rien d'autre à faire sinon à cultiver dans la résignation la simple dissolution de soi. Fragments donc, dont chacun pourrait être lu comme un poème en prose, dans sa propre logique, son propre rythme intérieur, chaque fois différent, comme une rapsodie en somme, un hymne aux choses disparues, qui contiennent dans la banalité des gestes les couleurs, les sons et les sens de trois mille ans d'histoire. Car, comme toujours dans les romans de Micheline Aharonian Marcom, le sens tient tout entier dans le quotidien. Bien sûr, à l'origine du récit gît le personnage passeur de vie qui, avec l'existence, a transmis également le souvenir du prix à payer pour elle. En l'occurrence, la figure tutélaire est celle de la grand-mère de l'auteur (tout comme d'ailleurs pour Valérie Toranian et avant elle Nelly Kapriélian. Il y aurait d'ailleurs une thèse à faire sur le rôle des grands-mères dans la littérature arménienne en diaspora. Figure absente pourtant, diluée dans une multitude de visages de femmes, et d'hommes aussi dont les filets de confidence cachent à peine l'origine féminine de leur résurgence.
La langue, la foi et les livres Étrange phénomène pourtant, en cette année de centenaire, de voir ces femmes, que l'apathie des hommes a chargé de porter le poids de la langue (maternelle), de la culture et de la tradition, écrire ces pages d'histoire, qui trouve son explication dans les premières lignes qu'écrit Sarkis dans le grenier où il se cache pour éviter la déportation: « Rien de plus important pour un Arménien que ses livres. Car nous savons que nous avons survécu sur cette terre hostile, des milliers d'années durant, grâce à trois choses: notre langue, notre foi et nos textes. Les gens savent que l'Arménie a été préservée dans les livres et que les livres sont le testament de notre peuple. » Tout testament suppose un héritage. En écrivant les siens, Micheline Aharonian Marcom, et toutes les femmes qui lui ressemblent, ne font qu'apporter sa part de richesse au legs des siècles.
René Dzagoyan, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 221, Septembre 2015