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Association Culturelle Arménienne de Marne-la-Vallée (France)

Journaux - Bulletins - Haratch

"Haratch", 31 mai 2009
Fin de la parution du dernier quotidien de langue arménienne en Europe occidentale

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Haratch --- Cliquer pour agrandir
Numéro 22.205, samedi-dimanche 16-17 mai 2009, article (en arménien) d'Arpik Missakian annonçant la fin de parution
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Dernier numéro paru, Numéro 22.214, samedi-dimanche 30-31 mai 2009. Au centre, photo du fondateur Chavarche Missakian
 
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Article dans France-Arménie, numéro 341, du 1er au 15 juin 2009

Au début du mois de mai, les coups de fil et les visites se sont soudain multipliés au 83, rue d'Hauteville, dans le dixième arrondissement de Paris. Un frémissement qui rappelle paradoxalement le temps où le journal Haratch (En Avant) —journal de langue arménienne né il y a 83 ans à Paris —vibrait des discussions entre écrivains et éditorialistes. Paradoxal, car si l'on se précipite désormais auprès de Haratch, c'est uniquement pour assister le journal dans son dernier souffle. C'est d'ailleurs avec un mois d'avance que sa mort clinique a été programmée au 31 mai. Dissuader sa directrice Arpik Missakian ? Certains ont bien sûr essayé, mais ils n'en sont plus là. "C'est une décision irrémédiable. La page est tournée", dit-elle à tous ceux qui ne se contentent pas des explications qu'elle a données dans son éditorial du 16-17 mai 2009 : difficultés financières, absence d'annonceurs publicitaires, indifférence du public, érosion de l'usage de la langue arménienne, dilution communautaire. Hormis l'homme de théâtre Arbi Ovanissian, peu auront la chance d'aller un peu plus loin et de recueillir les derniers témoignages de la gardienne du quotidien. En réalité, peu insisteront d'ailleurs - l'état de santé fragile d'Arpik Missakian, 83 ans comme le journal, n'encourageant pas ses interlocuteurs ou ses visiteurs à la harceler davantage. Hélas ! Car, au fond, chacun se pose la même question : pourquoi n'a-t-elle pas laissé la chance à certains proches collaborateurs ou supporters de relever le défi de poursuivre le titre ?

Question d'honneur
Parce qu'il fallait, selon Arpik Missakian, clore avec "les honneurs" cette aventure d'une rare longévité. "Honneur" : mot d'un autre temps qui désigne la fierté d'avoir "résisté" - autre vocable cher à Arpik Missakian - en dépit des obstacles financiers. Et de pouvoir tirer un bilan éditorial positif, en dépit de "l'assimilation". D'aucuns lui reprocheront, précisément, d'être trop encline à la conservation ; en clair, de n'avoir pas pris les risques qui s'imposaient pour prendre le virage de la modernité et du rajeunissement, à l'image de sa mise en page austère et de son imprimerie de plomb — lesquels faisaient de Haratch autant un journal qu'un musée. Mais n'était-ce pas précisément le charme de ce titre que de rappeler précisément par son odeur, sa couleur et son format ce même journal que lisaient jadis les pères de familles apatrides, parfois à voix haute. Sahag Sukiasyan, historien et collaborateur à Haratch, se souvient, ému : "Dès qu'il recevait Haratch, mon grand-père se mettait à le lire d'une voix distincte, à la cuisine où nous étions tous réunis avant le repas, car certains membres de la famille ne lisaient pas l'arménien. J'étais fasciné. C'était comme un rituel."


Racines
Avec Haratch, disparaît surtout un rapport direct à la terre, au Pays, au Yerguir, même si ce lien était devenu symbolique. Au cours des premières décennies,"lesjournalistes qui y participaient étaient nés au Pays; en plus de posséder une parfaite maîtrise de la langue arménienne, ils étaient imprégnés de l'esprit du Yerguir", rappelle Sukiasyan. Mais au fond, ces géants du passé n'ont-ils pas fait de l'ombre à leurs successeurs, leur commandant malgré eux une fidélité excessive, à l'image du portrait à l'huile de Schavarch Missakian, qui, depuis le mur face à la porte d'entrée, a veillé 52 années durant sur la directrice de Haratch, sa fille ? "On a l'impression que ce n'est qu'aujourd'hui qu'Arpik Missakian enterre son père gour de bon, reconnaît Sukiasyan, qu'elle accepte de deuil Elle a fini par se sentir abandonnée à tort ou à raison par tout en dépit du fort capital de sympathie dont bénéficiait le journal en France et dans le monde arménien" Dernier paradoxe et dernière énigme :Arpik Missakian, qui ne lègue les clefs de Haratch à personne, n'en a pas moins déclaré souhaiter que les "nouvelles générations reprennent le flambeau" ! Un souhait étrange, si l'on se souvient qu'elle-même ne jugeait plus viable la parution d'un quotidien français de langue arménienne. Courageusement, un groupe d'artistes et d'intellectuels épris de langue s'est pourtant déjà déclaré. Le nom de leur projet : Nor Haratch (Nouvel en Avant). Sauront-ils allier identité et modernité ?

Jean Stépanian, avec Tigrane Yégavian, France-Arménie, numéro 341, du 1er au 15 juin 2009


Historique

1905: Le parti Dachnaktsoutioun (FRA) fait paraître sous le titre de Haratch un périodique plus ou moins temporaire, qui resurgit en 1906, à Tiflis, en 1909, à Garin (Erzeroum), en 1917, à Bakou et en 1919, à Erévan puis à Tiflis. Haratch est la traduction de Vorwârtz (En Avant), le titre de l'organe du SPD (le parti social-démocrate allemand) publié à Leipzig.

1908 : Après avoir été homme à tout faire dans le quotidien arménien Sourhandak, Schavarch Missakian (né à Zmara, non loin de Sépastia ou Sivas, en 1884) fonde avec Zabel Essayan, Kéram Barséghian etVahram Tatoul, l'hebdomadaire littéraire Aztak à Bolis (Istanbul).

1915 : Après la rafle du 24 Avril, Missakian entre en clandestinité. Arrêté le 26 mars 1916, emprisonné, il tente d'échapper à la torture en se jetant du troisième étage de sa prison.

1918: Libéré après l'armistice, Missakian est nommé rédacteur en chef de Djagadamard, le nouveau quotidien de la FRA publié dans le sillon d'Azadamard.

1925 : Missakian est élu membre du Bureau de la FRA et fonde à Paris, mais en son propre nom, le journal Haratch. Jusqu'en 1939, Haratch informe, éduque et structure la communauté arménienne de France.
Il atteint une diffusion quotidienne de 5 000 exemplaires, et paraît sans interruption jusqu'à l'entrée des Allemands à Paris. A ses côtés, dès le lancement: Hrand Samuel (18911977), un homme de haute culture et une figure marquante de la FRA. Haratch guide et conseille les réfugiés arméniens en France sur leur statut, le renouvellement des titres de séjour, le règlement de police, le droit au travail, le service militaire, mais aussi sur des questions d'hygiène, avec Hay Pouj.

1926 : Naissance de la fille unique de Schavarch, Arpik Missakian, à Paris. Elle grandit dans un cercle rapproché de militants dachnaks et dans le milieu ouvert et complexe d'écrivains, de musiciens, de peintres et d'acteurs arméniens de la première génération de la diaspora.

1940 : le 9 juin, Schavarch saborde volontairement son journal, qui réapparaîtra après la Libération de la France, le 8 avril 1945.

1953 : la Rédaction de Haratch s'installe dans l'Azkayin Doun (la Maison Nationale), un charmant hôtel particulier de la rue de Trévise (9e arrondissement de Paris) où cohabitent pacifiquement des organisations arméniennes rivales. Haratch est vendu à la criée dans les "villages arméniens" de la banlieue parisienne et dans les kiosques de la Place d'Italie, de St Michel ou de Cadet.

1957 : le 26 janvier meurt Schavarch Missakian, respecté et aimé de ses lecteurs, qui aura dirigé son journal jusqu'à son dernier souffle. Arpik Missakian prend la relève et en assure la direction, avec les conseils de ses aînés et amis – Chavarch Nartouni, Hrand Samuel, Nchan Bechiktachlian, Bédouch, etc.

1976 : Lancement du supplément littéraire Midk yèv Arvest (Pensée et Art), auquel l'écrivain Krikor Beledian est associé, aux côtés de critiques artistiques, écrivains, poètes, musicologues, esthètes, cinéphiles, historiens ou politologues arméniens, des Amériques à l'Arménie.

1984 : Arpi Totoyan intègre Haratch, après avoir été enseignante quinze années durant. Née en 1945 à Scüdar (Istanbul), élève du Sémerdjian Djémaran, puis du lycée Essayan, elle a une formation de psychologue et de pédagogue.

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Article dans Nouvelles d'Arménie Magazine, numéro 153, juin 2009

Le 30 juin 2009 [Ndlr : en fait, le dernier numéro paru sera le 22.214, daté 30-31 mai 2009], paraîtra le dernier numéro du journal Haratch, le seul et dernier quotidien de langue arménienne en Europe. Par delà l’émotion qu’il suscite, l’événement appelle quelques réflexions.

Après 84 ans de publication quasi ininterrompue, le 30 juin 2009, Haratch cessera d'exister.
Le premier quotidien arménien en Europe, fondé en 1925, s'éteindra. Ainsi en a décidé Arpik Missakian, après avoir dirigé d'une poigne de fer le journal pendant un demi-siècle. Pour ceux et celles qui depuis trois générations ont vu chaque matin ce journal dans leur boîte à lettres, le coup est dur. Car, Haratch est indissociablement lié au souvenir de leurs grands-parents qui, chaque matin, guettaient son arrivée. Qui ne se souvient de l'angoisse de nos grands-mères quand par malchance, un matin, le journal n'avait pas été distribué et que deux numéros consécutifs arriveraient ensemble le lendemain ? Qui ne se souvient de leurs yeux usés lisant à la loupe le journal et recommençant la lecture quand tout avais déjà été lu ? Haratch dans le salon, Haratch sur la table de chevet, Haratch comme sujet de conversation : « tu as lu dans Haratch ?» La communauté arménienne de France, forte de sa consolidation actuelle, a oublié combien la presse arménienne fut un puissant vecteur d'identité, le tissu social recomposé entre des rescapés, arrivant à Marseille et Paris, sur une terre étrangère où, sur le plan individuel comme sur le plan communautaire, tout était à reconstruire. Haratch fut pour eux la médiation nécessaire entre un monde englouti à tout jamais et un monde nouveau dont ils n'avaient pas la maîtrise. En un mot, une planche de salut, un moment de dignité, un réconfort, un espoir. Bien sûr, Haratch n'était pas le seul journal fondé en diaspora après 1915, mais il fut le seul à survivre, à dépasser les dix ans, les cinquante ans de publication, à s'approcher de son centième anniversaire. Le seul aussi à surmonter la disparition de son fondateur, Schavarch Missakian, en 1957, et la disparition de la brillante génération d'intellectuels qui l'entourèrent : les Samuelian, Nartouni, Chahnour, Bechiktachlian, etc.

Inutile de pousser des cris
Le ler juillet 2009, la grande dame de la presse arménienne, cachant sous une sombre élégance une blessure profonde, partira donc en vacances, en retraite, en fermant le journal comme on ferme une boutique, reléguant au musée l'une des dernières imprimeries de plomb de France, avant que celle-ci ne la lâche : ses lettres de plomb sont si usées qu'elles sont parfois illisibles. Dans quelques jours, le journal qui fut l'honneur et la gloire de la diaspora en Europe, la défense et l'illustration de l'arménien occidental au quotidien, cessera de paraître. Inutile de pousser des cris d'orfraie ! Il fallait se réveiller plus tôt. Haratch ne meurt pas parce qu'il n'a pas su passer du plomb au numérique ! La crise couvait depuis longtemps déjà. Haratch ne disparaît pas, parce qu'il n'y a plus d'abonnés, même si le nombre de lecteurs de l'arménien faiblit ! Haratch disparaît officiellement parce qu'il n'y a pas de relève : personne pour reprendre le flambeau, à l'heure où la communauté se vante de ses écoles arméniennes !

Ingratitudes
L'histoire retiendra donc que le journal n'aura été qu'une histoire de famille. Etait-ce là l'intention de son fondateur ? Elle retiendra aussi la parfaite indifférence de la communauté face à ce miracle quotidien que fut la parution du journal et face à la question de sa perpétuation, contribuant ainsi à renforcer chez Arpik Missakian le côté filial et sentimental de l'affaire. A 85 ans, elle est à son bureau, chaque matin à 7 heures, une seule journaliste permanente à ses côtés et quelques chroniqueurs triés sur le volet. Arpik Missakian s'est toujours effacée devant la figure de son père, mais il appartenait à ses interlocuteurs et lecteurs de lui reconnaître publiquement leur dette à son égard. Car enfin, il fallait une sacrée foi pour continuer dans l'indépendance ce travail harassant face à l'ingratitude de ceux qui n'ont pensé qu'à récupérer le journal ou souhaiter sa chute. Il faut l'étoffe d'un héros pour continuer d'écrire en arménien, quand aujourd'hui on appelle presse arménienne non plus une presse de langue arménienne, mais un journal en français, anglais ou turc. Notez la mondialisation du phénomène. Inexorable peut-être, mais qui a réfléchi à ce que signifiait scier la branche sur laquelle on est assis ? Qui sait ce que seront demain les conséquences de la défaite de la langue arménienne ? Haratch fut pour beaucoup d'entre nous notre seule école de journalisme avec la déontologie transmise par Arpik, faisant écho à son père. Qui par ailleurs peut oublier son immense contribution lors des procès que nous connûmes ? Elle fut et reste la mémoire encyclopédique sans laquelle nous ne sommes que des orphelins. Sous sa houlette, Haratch fut le lieu où les jeunes talents effectuaient leur galop d'essai et les anciens persévéraient fidèlement, notamment dans ce supplément littéraire mensuel, Midk iev Arvesd. Depuis bien longtemps déjà, elle n'écrivait plus vraiment dans Haratch, au grand regret de beaucoup d'abonnés. Mais, me disait-elle, se retranchant non plus derrière son père, mais derrière Nartouni : « Il faut toujours pouvoir conclure un article sur une note d'espoir, disait-il. Mais aujourd'hui, vois-tu, l'horizon est bien sombre ».

Isabelle Kortian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 153, Juin 2009

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Les 80 ans de Haratch, Article dans France-Arménie, décembre 2005, Anahide Ter-Minassian

Haratch, une vie de plomb et de papier, le 1er décembre 2005
En France, le journal Haratch reste à 80 ans un exemple inégalé de longévité dans le paysage de la presse de langue étrangère
De l’épopée révolutionnaire de son fondateur Schavarch Missakian au défi moderne d’une presse de langue arménienne en Europe occidentale : c’est toute l’histoire de Haratch.
La presse écrite a des fonctions sociales - informer et distraire les lecteurs - et politiques. La presse crée le lien social. La presse périodique arménienne a des traits et des fonctions spécifiques liés à l’histoire et à la dispersion du peuple arménien. Elle crée le lien social et renforce le lien communautaire. La presse suppose l’existence préalable de l’imprimerie : la première impression en arménien a lieu à Venise, en 1512, 60 ans après l’invention de Gütenberg.

La presse arménienne dans l’histoire
Le premier journal arménien Aztarar (Messager) a été publié en 1794 par un prêtre, à Madras, en Inde (le premier périodique français est né à Paris en 1631). Il est rédigé en grabar (l’arménien classique) et disparaît en 1796. Le relais sera pris par les Pères Mekhitaristes à Venise. Dans l’empire ottoman, le premier périodique arménien digne de ce nom le mensuel Chdémaran bidani kidéliats (Grenier des connaissances utiles) paraît à Smyrne en 1839. Rédigé en ramig (le démotique, l’arménien parlé) il est l’œuvre de missionnaires protestants américains. Fondé à Constantinople, en 1852, Masis qui va paraître jusqu’en 1908, a joué un rôle capital dans l’histoire de la culture arménienne. Dans l’empire russe, Mschak (Le Laboureur) fondé en 1872, à Tiflis - tour à tour, hebdomadaire puis quotidien de 1887 à 1920 - a été le journal arménien le plus lu au Caucase, mais il faudra attendre 1880 pour que paraisse à Erévan un modeste périodique arménien. On a recensé 1586 titres de périodiques arméniens, de 1794 à 1934 et 3260, de1794 à 1967 (1). Outre la question du statut de la presse (liberté, censure, interdit) dans les Etats (empires ottoman, russe ou perse, colonies de la diaspora) où vivaient les Arméniens, les questions soulevées par la presse arménienne portent sur la langue, la périodicité, la durée et le tirage des publications. L’abandon du grabar au profit de l’achrarabar (la langue parlée) s’accomplit au milieu du XIXème siècle : il manifeste le souci des journalistes clercs et laïcs de “toucher le public”. Mais, de 1840 à 1913, 21 périodiques sont publiés en langue turque avec des caractères arméniens et répondent aux besoins de ce même public. Jusqu’en 1934, 176 titres n’ont pas dépassé le premier numéro et 8 ont duré près de 60 ans. Au milieu du XIXème siècle, la vente d’un périodique se fait par abonnement et ne dépasse pas 2 à 300 numéros, mais, à la fin du siècle, les quotidiens - c’est une nouveauté ! - atteignent 4 à 700 exemplaires et Mschak dépasse les 1 200. Au début du XXème siècle, durant l’ère des révolutions en Orient, avec l’augmentation du nombre des lecteurs grâce aux progrès de l’école arménienne, les tirages augmentent. A Tiflis, le quotidien Horizon publié par la FRA écoule 7 000 à 8 000 exemplaires. A Constantinople, en 1910, Azadamard autre organe de la FRA, tire de 8 à 10 000 exemplaires, comme son rival le très conservateur Buzantion. Il faut nuancer ce tableau. La presse arménienne s’est développée dans des conditions extrêmement difficiles. Très souvent un périodique a été l’œuvre d’un seul homme cumulant toutes les fonctions. Le 10 mai 1936, dans un éditorial de Haratch, Schavarch Missakian écrivait, “Sans nul doute, la presse arménienne a rendu de précieux services, en dépit des conditions effroyables et contrariantes qui durent jusqu’aujourd’hui. Quiconque - un étranger - s’intéresserait à la presse arménienne serait amené à écrire un roman. En tout cas, la presse arménienne a sué durant des années. Elle a tenté l’impossible non seulement pour diriger l’opinion publique, mais encore pour diffuser la langue et les connaissances.”

Seul quotidien arménien d’Europe occidentale
Le 2 août 2005, le journal Haratch a eu 80 ans. Haratch est le seul quotidien arménien d’Europe occidentale. Haratch est l’un des dix quotidiens arméniens publiés dans la diaspora en 2005 (2). Après la disparition des quotidiens russe, italien, polonais etc., qui vécurent leur Age d’Or entre les deux guerres, Haratch est aujourd’hui, le seul quotidien en langue étrangère en France, à l’exception de l’édition parisienne de l’International Herald Tribune. Chacun de ces énoncés mérite réflexion. Quand on connaît les difficultés de la presse quotidienne française concurrencée par les magazines, l’audio-visuel, l’informatique, internet, les journaux gratuits, quand on connaît la morosité du marché publicitaire, il est facile d’imaginer l’ampleur des difficultés s’agissant d’un quotidien lié à la langue arménienne et destiné à un lectorat “communautaire” érodé par la baisse de l’arménophonie et par la montée de l’illettrisme. Aujourd’hui, la presse arménienne survit difficilement tant en Arménie que dans la diaspora. Le 21 octobre 2005, a été publié le numéro 21 306 de Haratch ! Un chiffre qui fait vaciller la raison. La longévité exceptionnelle de Haratch est un défi. Un défi dû à la volonté de sa directrice Arpik Missakian et à la fidélité de ses abonnés que ceux-ci vivent en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Syrie, au Liban, en Israël, en Iran, au Canada, aux Etats-Unis ou en Argentine. En Arménie, Haratch a des lecteurs mais pas d’abonnés. Le logo de Haratch et le graphisme de ses lettres de feu sont un héritage de la FRA. En 1905, puis en 1906, à Tiflis, en 1909, à Garin (Erzerum), en 1917, à Bakou, en 1919, à Erévan et à Tiflis, la FRA a lancé sous ce titre un périodique plus ou moins temporaire. C’est la traduction de Vorwärtz (En Avant), le titre de l’organe du SPD (le parti social-démocrate allemand) publié à Leipzig par Wilhem Liebknecht. Un emprunt qui suggère un programme progressiste. Ce titre est repris par Schavarch Missakian lorsqu’il prend la décision, au lendemain de 10ème Congrès de la FRA à Paris (novembre 1924- janvier 1925), de créer son propre journal.
Le fondateur : Schavarch Missakian Schavarch Missakian est né dans la bourgade de Zmara, non loin de Sépastia (Sivas), en 1884. Il a six ans lorsque sa famille s’installe à Constantinople. Il fréquente d’abord une école primaire arménienne à Kum Kapou, avant d’intégrer le prestigieux collège Kétronagan à Galata. En 1896, au moment des massacres hamidiens, le collège est fermé et Schavarch intègre une école de missionnaires américains. Après un court séjour dans l’Anatolian College de Marzvan dont il rejette la mentalité, il revient à Bolis. Adolescent devenu apprenti et homme à tout faire dans le quotidien arménien Sourhandak (1899-1908), il assimile les bases et s’initie aux innombrables embûches du métier de journaliste en Orient. Il découvre la presse dachnak publiée en Europe (Droschak, Razmig). Trompant la vigilance de la police ottomane, il y publie quelques articles (1905). Il entre clandestinement dans les rangs de la FRA, le 28 mai 1907, le jour où le fédaï Kévork Tchavouche est tué sur le pont de Souloukh, au cours d’un affrontement avec l’armée turque dans la plaine de Mouch (3). La révolution jeune-turque de juillet 1908 restaure la Constitution de 1876 et instaure la liberté de la presse dans l’empire ottoman. Schavarch fonde, avec Zabel Essayan - déjà un vétéran des lettres arméniennes - Kéram Barséghian, Vahram Tatoul, l’hebdomadaire littéraire Aztak ainsi que la librairie Ardziv destinée à diffuser la nouvelle littérature. L’enthousiasme de ces jeunes militants supplée l’indigence de leurs moyens. Aztak découvre et publie des poètes et des prosateurs arméniens : Daniel Varoujan, Siamento, le futur Hagop Ochagan etc. Il disparaît lorsque la FRA lance à Bolis son organe officiel, la quotidien Azadamard (juin 1909). En 1911, Schavarch est envoyé par la FRA à Garin (Erzerum) pour assumer la publication de Haratch (1909-1914), “organe de la jeunesse arménienne,” dont le rédacteur Yéghiché Toptchian vient d’être assassiné. Il y restera un an. Ce voyage initiatique, la découverte de la terre et du peuple du Yerkir (Erzerum, Mouch, Sassoun) resteront des souvenirs inoubliables. Et douloureux. Au retour, intégré dans l’équipe d’Azadamard, il a la responsabilité de son hebdomadaire littéraire. Après la rafle des dirigeants arméniens du 11 ( (24) avril 1915, il entre en clandestinité et fait parvenir régulièrement au journal Hayastan de Sofia des informations sur les violences exercées contre les Arméniens. Dénoncé, il est arrêté le 26 mars 1916 alors qu’il tente de gagner la Bulgarie. Emprisonné, soumis durant des mois à la question, il tente d’échapper à la torture en se jetant du troisième étage de sa prison. Grièvement blessé, opéré, il ne meurt pas. Condamné par un tribunal militaire à cinq ans travaux forcés, il est libéré après l’armistice, en novembre 1918. Il est alors nommé rédacteur en chef de Djagadamard, le nouveau quotidien de la FRA publié dans le sillon d’Azadamard. En même temps, il fait partie du Comité Central ( le comité Vichab ) de la FRA à Bolis. En septembre1919, il participe au 9ème Congrès général de la FRA à Erévan. Homme de dialogue, il est chargé par son parti de négocier avec le poète Vahan Tékéyan, délégué de Boghos Nubar Pacha à Erévan et futur fondateur du parti Ramgavar au Caire. Après une tournée en Europe, on le retrouve à la tête de Djagadamard à Bolis. Mais la victoire de Mustafa Kémal (novembre 1922) l’oblige à s’exiler à Sofia. Il s’y marie avec une sympathisante dachnak Dirouhie Azarian. En novembre 1924, il est Paris où commence le 10ème Congrès de la FRA, un congrès de reconstruction. En janvier1925, Schavarch est élu membre du Bureau, la plus haute instance de la FRA. La même année, il fonde à Paris, mais en son propre nom, le journal Haratch. De 1925 à 1939, Haratch informe, éduque et structure la communauté arménienne de France estimée à 40 000 individus en 1925 et à 100 000 en 1939. Haratch gagne en influence, l’emporte sur ses rivaux (4), atteint une diffusion quotidienne de 5 000 exemplaires et paraît sans interruption jusqu’à l’entrée des Allemands à Paris. Le 9 juin 1940, Schavarch saborde volontairement son journal qui réapparaîtra après la Libération de la France, le 8 avril 1945. En automne1945, Schavarch Missakian porte sur les fonds baptismaux la FRA-Nor Séround. Ce mouvement de jeunesse doté d’un organe bilingue, Hayastan, est destiné à enrayer la menace d’une fracture générationnelle. Né dans l’enthousiasme, le mouvement auquel incombe la réception et la transmission de l’héritage culturel et des revendications politiques arméniens, annonce 1 000 membres, garçons et filles, en 1948. La naissance de la FRA-Nor Séround a coïncidé avec le Procès de Nüremberg (nov.1945-oct.1946), procès au cours duquel un tribunal militaire international a jugé et condamné les criminels de guerre nazis. Pour la première fois le terme de “génocide”, forgé par Raphaël Lemkin, a été utilisé. Dans son éditorial du 9 décembre 1945 dont le titre “Génocide ” est édité en français, Schavarch Missakian explique minutieusement à ses lecteurs arméniens l’étymologie du mot et la nature du crime contre l’humanité auquel il s’applique. Instinctivement nous pensons, écrit Schavarch, à ces “crimes de guerre” accomplis selon un “plan prémédité”, il y a trente ans, dans un “monde lointain” contre “un peuple abandonné et sans défense.” Et s’il énumère à ses lecteurs les horreurs du génocide arménien, c’est pour s’étonner. “ A l’époque, où étaient les juristes et les juges d’aujourd’hui ? Ils n’avaient pas trouvé le mot ? Ou bien le monstre sanguinaire était si puissant et si inapprochable qu’ils n’ont pu le saisir ? Notre révolte est décuplée surtout par le fait qu’à l’époque les vainqueurs du moment étaient sur place, sur les lieux du crime. Ils sont restés sur place quatre années entières et, comme aujourd’hui en Allemagne, ils y régnaient en maîtres.” Sans le savoir, le directeur de Haratch venait d’inaugurer une nouvelle phase des revendications arméniennes. Respecté, admiré et plus encore aimé de ses lecteurs, Schavarch Missakian dirigea son journal jusqu’à son dernier souffle, le 26 janvier 1957. Après de grandioses funérailles nationales, celui qui avait été “un fedaï de la plume ”, fut enterré dans le cimetière du Père Lachaise (31 janvier 1957).

La continuatrice : Arpik Missakian
La presse arménienne comme la presse française est héritière d’une tradition marquée par la littérature et la politique et la profession a été fortement individualiste. Arpik Missakian en est la preuve vivante. Née à Paris, en 1926, née avec Haratch, grandie dans un cercle rapproché de militants dachnaks et dans le milieu ouvert et complexe d’écrivains, de musiciens, de peintres et d’acteurs arméniens de la première génération de la diaspora (5), elle n’était pas à priori destinée à recueillir l’héritage paternel. Elle l’accepta comme une dette à relever. Depuis son adolescence, par l’observation et par la fréquentation permanente de la Rédaction de Haratch, Arpik avait acquis les bases du métier de journaliste, qu’il s’agisse du rôle du directeur, des règles de déontologie, de la fiabilité et de l’objectivité de l’information, du choix des articles, de la lisibilité du journal, des relations avec les lecteurs, comme elle avait acquis une expérience pratique des problèmes quotidiens posés par l’imprimerie ou par la diffusion. Son apprentissage professionnel supposait évidemment une connaissance de la communauté arménienne et la maîtrise de la langue arménienne (de l’arménien occidental). Les conseils et les leçons de ses aînés et amis - Chavarch Nartouni, Hrand Samuel, Nchan Bechiktachlian, Bédouch etc., y ont pris une part essentielle. Mieux encore deux d’entre eux ont soutenu activement la nouvelle directrice à partir de 1957. Chavarch Nartouni (1898-1968), qui avait abandonné la médecine pour la littérature arménienne, fondateur d’une association plus combative que mémorielle (celle des “Orphelins-adultes ”) et de la revue Hay Pouj (Médecine Arménienne) créée en 1934, fut son Mentor dans l’exploration du champ culturel. Tout autre fut le rôle de Hrand Samuel (1891-1977), un homme de haute culture et une figure marquante de la FRA. Dès 1925 il collabore à Haratch. En juillet 1930, il inaugure à Paris, au 51 rue Monsieur-le-Prince et à proximité de la Sorbonne, la Librairie Orientale, une librairie qui acquiert bientôt auprès des bibliothèques et des bibliophiles une réputation mondiale. Soixante quinze ans après, cette librarie est toujours animée par ses enfants, Alice Aslanian et Armen Samuélian et reste un lieu de pélerinage obligatoire pour tout Arménien informé. Parallèlement, Hrand Samuel, assume avec sérénité des responsabilités politiques. Après la mort d’Alexandre Khatissian (1945), il lui succède à la présidence de la Délégation de la République Arménienne et après la mort d’Archak Tchobanian (1954) à celle de l’Office central des Réfugiés arméniens. En 1965, à l’occasion du cinquantenaire du génocide arménien, il présente à l’ONU un memorandum sur le génocide de 1915 et sur les revendications territoriales arméniennes. Malgré ses multiples activités, de 1957 à 1977, durant 20 ans, Hrand Samuel a fourni à Haratch un éditorial quotidien dont la teneur était en général politique. Si le fondateur de Haratch a dirigé le journal durant 28 ans, Arpik Missakian, tient la barre depuis 48 ans ! Depuis un quart de siècle, elle seule est le “patron” de Haratch, d’un journal qu’elle veut indépendant, au service d’une information objective et libre de tout engagement partisan. Dans la Rédaction où elle partage des responsabilités avec sa collaboratrice, Arpi Totoyan, elle définit la ligne du journal, le choix et la hiérarchisation des nouvelles, l’agencement des titres, l’acceptation ou le rejet d’articles envoyés par de lointains correspondants. Elle tente de garder un équilibre entre l’Arménie indépendante et la diaspora en expansion. Et elle conserve son sens de l’humour. Haratch a conservé son aspect austère, mais sa première page a changé comme ont changé l’Europe, “le monde arménien” et les lecteurs. Quatre colonnes, de rares éditoriaux signés “Haratch”, de nouvelles rubriques (“Front arménien”, “Artsakh”, “Bolis”, “Génocide” etc.) nées des bouleversements qui ont affecté ce “monde arménien” depuis 15 ans. Des messages clairs et courts. Les grands articles polémiques ont disparu sauf ceux portant sur des thèmes sensibles tels la reconnaissance du génocide, le négationnisme de l’Etat turc, l’entrée de la Turquie en Europe, la défense de la langue arménienne et son orthographe, la fermeture d’une école ou d’un journal arméniens. Malgré la crise identitaire des communautés arméniennes touchées par les migrations et la mondialisation, Arpik Missakian sait accueillir les vocations et faire jouer à Haratch son rôle de trait union. Ainsi, pour ne citer que des exemples récents, les longs reportages sur l’Arménie des villes et des campagnes du Père Haroutioun Bezdiguian, ainsi les fabliaux poétiques d’Anahide Sarkissian, ainsi les articles inspirés par le 1600ème anniversaire de l’invention de l’alphabet arménien. En page 3, le feuilleton de Haratch soigneusement choisi pour sa qualité littéraire ou sa pédagogie historique, a toujours le même succès. En décembre 1976, elle a fondé un supplément littéraire. Midk yèv Arvest (Pensée et Art) reprend le titre d’une rubrique ancienne de Haratch et joue le rôle d’une revue. Ce mensuel de 4 pages, auquel l’écrivain Krirkor Beledian est associé depuis plusieurs années, a donné naissance à une réelle émulation, à une circulation d’idées entre des critiques, écrivains, poètes, musicologues, esthètes, cinéphiles, historiens ou politologues arméniens, des Amériques à l’Arménie. L’indépendance d’un journal exige son indépendance financière. Le journal est un produit industriel vendu à un prix fixe où interviennent les coûts de fabrication et de diffusion. Haratch qui ne reçoit aucune subvention, équilibre son budget grâce aux abonnements, à la publicité communautaire, au carnet nécrologique et aux dons de ses lecteurs et de ses amis. En France, le métier de journaliste reste auréolé de prestige et fait rêver les jeunes. Ce n’est pas vraiment le cas pour la presse arménienne. Publier à Paris, dans les conditions actuelles, un quotidien arménien suppose une totale abnégation et une forme d’exaltation nationale qui relèvent de l’héroïsme. En avant ! Haratch ! En avant !

Publier Haratch
Pour publier un journal il faut à la fois un local pour la Rédaction et une imprimerie. Dans sa longue existence Haratch a changé plusieurs fois d’adresse et d’imprimerie. D’abord Rue Pascal (13ème), puis Rue Lafayette (9ème). De 1932 à 1953, la Rédaction s’installa au 17 rue Damesme (Paris XIIIème) dans l’imprimerie de Hagop Der Hagopian et y adopta la technique de la linotype. Car, au début, Haratch, était composé, comme au XIXème siècle, avec des caractères mobiles en plomb-antimoine-étain assemblés à la main par un ouvrier typographe. Puis, vint le linotype. L’opérateur tape le texte sur un clavier qui commande un magasin de matrices de lettres. Celles-ci sont alignées dans un creuset où se déverse le plomb en fusion pour former des lignes d’un seul tenant. Les lignes en plomb sont mises en page dans un cadre d’acier selon une maquette préétablie. Puis, le secrétaire de rédaction lit et corrige la morasse, la première épreuve sur une feuille humide. Enfin, on met en route la rotative, une machine vrombissante, dont la presse cylindrique permet de “tirer” le journal à grande vitesse. En 1925, Haratch paraît le dimanche, le mercredi et le jeudi. Il devient quotidien en 1927. Comme tous les quotidiens français de l’époque il paraît le dimanche et touche ainsi ses lecteurs artisans et ouvriers. Si son format a diminué - de 38/52 il est passé à 32/50 - la maquette, le papier et la typographie du journal n’ont pas vraiment changé en 2005. Haratch comprenait et comprend toujours 4 pages. “A la une”, la colonne de gauche est réservée à l’éditorial de Schavarch, signé de sa célèbre initiale, ou rédigé par un collaborateur en son absence. Publié sous le chapeau, Mèr Khoske (Notre Parole), cet éditorial se veut consensuel. Au centre, “l’actualité”. En gros caractères, des titres explicites, annoncent les dernières nouvelles : politique intérieure française et relations internationales. Dans la colonne de droite, un billet, Au jour le jour, une rubrique de commentaires souvent assurée par Schavarch (il signe alors Vahé). Il y a aussi régulièrement des explications sur le statut des réfugiés arméniens en France (leurs droits et leurs obligations) et des informations récentes sur l’évolution de ce statut (renouvellement des titres de séjour, règlement de police, droit au travail, service militaire). La quatrième page est réservée aux placards publicitaires, aux programmes des manifestations communautaires et aux réunions des comités de la FRA. En page 2, des articles d’analyse approfondie politiques ou littéraires, dus à la plume, parfois romancière, de collaborateurs réguliers ou occasionnels. En page 3, la vie des colonies arméniennes de France et d’ailleurs, avec une attention particulière portée à la littérature et au théâtre arméniens, à la vie sportive et aux progrès du Homentmen, aux associations compatriotiques des exilés arméniens de l’empire ottoman etc. Les “rez-de-chaussée” des pages 2 et 3 sont occupés par les feuilletons qui fidélisent les lecteurs. L’un des feuilletons est souvent consacré à des événements du passé récent, l’autre est toujours un roman qu’il s’agisse d’une traduction ou de l’œuvre originale d’un écrivain arménien comme Chahan Chahnour, Vaskène Chouchanian ou Malkhass. Car Schavarch encourage les jeunes talents, leur ouvre les colonnes de son journal indépendamment de tout engagement politique. Rédigés dans une langue vivante, les éditoriaux de Schavarch, sont remarquables. Que ses articles portent sur les relations internationales, sur le sort des réfugiés arméniens, sur la Turquie, l’URSS ou l’Arménie soviétique, Schavarch délivre toujours son point de vue dans un message simple, clair et lisible. Il crée chez le lecteur un sentiment de confiance. Bien que sa plume puisse se faire ironique et mordante, il évite de dénigrer ses adversaires politiques et d’encourager l’esprit de division au sein de la communauté arménienne. Socialiste non-doctrinaire, il aime son peuple dont il dénonce les souffrances. Journaliste consciencieux et travailleur acharné, écrivain amoureux de la langue arménienne, il lit et corrige lui-même toutes les épreuves de son journal de la première à la dernière page. Située au fond d’une impasse, dans un quartier ouvrier où subsistaient des espaces de ruralité, “le 17 de la rue Damesme” devint sous l’autorité bienveillante de Hagop Der Hagopian qui vivait sur place avec femme (la souriante Zarouhie) et enfants (ses remuants fils Dork et Mesrob), un “haut-lieu” de la communauté arménienne. On accédait à la Rédaction de Haratch, située au dessus de l’atelier d’où montaient le bruit des machine et l’odeur de l’encre d’imprimerie, par un raide escalier de bois. La Rédaction ? Une grande pièce, qui faisait aussi office d’administration, sommairement meublée, éclairée par une baie vitrée donnant sur la cour. C’est là que derrière une vaste table encombrée de journaux, de papiers et de livres, au milieu d’un nuage de fumée de cigarette, Schavarch officiait. Il lisait, écrivait, corrigeait les épreuves, discutait avec les quelques collaborateurs répartis autour des deux ou trois autres tables, recevait les visiteurs - amis, informateurs, solliciteurs, écrivains, lecteurs, camarades de parti, voyageurs et “pèlerins” - qui se succédaient sans relâche et auxquels se mêlaient livreurs et vendeurs. Car, Haratch était aussi vendu à la criée dans les “villages arméniens” de la banlieue parisienne et dans les kiosques de la Place d’Italie, de St. Michel ou de Cadet. Il y en eut jusqu’à 13 et il y a encore une dizaine d’années on pouvait acheter chaque jour Haratch dans un kiosque de Cadet. En 1953, la Rédaction de Haratch s’installa dans l’Azkayin Doun, (la Maison Nationale), un charmant hôtel particulier de la rue de Trèvise où cohabitaient pacifiquement des organisations arméniennes rivales. Cette longue parenthèse prit fin avec la disparition de cette maison commune. Depuis 1973, Haratch est propriétaire du rez-de-chaussée d’un immeuble bourgeois au 83 rue de Hauteville dans le 10ème arrondissemment de Paris. On pénètre directement dans la pièce où se tient la Rédaction. Une fenêtre sur rue, à verre dépoli, trois tables, quelques chaises un guéridon, une bibliothèque vitrée, un téléphone, un poste de radio, un classeur métallique, un ordinateur, un appareil de chauffage. Ce n’est pas un poème à la Prévert, mais un constat d’austérité quasi monacale. Sur le mur, face à la porte d’entrée, du haut de son portrait à l’huile Schavarch Missakian veille sur la directrice de Haratch. Un minuscule passage doté d’un évier, d’une plaque électrique et d’un frigo, modestes concessions à la société de consommation, dessert une pièce aux murs aveugles encombrée de livres, de cartons, de rames de papier, où s’alignent disposés en ordre chronologique, depuis 1925, serrés sous leurs reliures de toile noire, les recueils annuels de Haratch. Au sens propre du terme un lieu de mémoire. Pour le croyant, c’est le Saint des Saints, où sont préservés la mémoire et les archives de la diaspora arménienne de France. La composition et l’impression du journal ont lieu dans l’atelier qui fait suite. A l’écart d’une verrière portant des traces d’injures multiples, se dresse l’un des deux linotypes en activité actuellement en France. Haratch qui continue à être composé “sur plomb” a acquis le sien, en 1953 : une machine allemande aux pièces de rechange à peu près introuvables. Une rotative robuste et archaïque, un “marbre” en fonte couvert de caractères arméniens identiques à ceux des années 20, des coulées de plomb au sol créent un décor où dominent le gris et le noir. La lumière rare de cet atelier parisien me rappelle la pénombre du scriptorium du monastère de Sanahin (au N-O de l’Arménie) où, au XIème siècle, moines et copistes recopiaient et enluminaient les manuscrits arméniens à la lueur des chandelles.

Arpi Totoyan
Née en 1945 sur la rive asiatique d’Istanbul (Bolis), à Scüdar, Arpi Totoyan y a d’abord fréquenté le Sémerdjian Djémaran, puis le fameux lycée Essayan situé à Taxim dans la partie européenne de la ville. Elle y acquiert des bases solides de l’arménien occidental. Elle approfondit sa connaissance de la culture et de l’histoire arméniennes par un travail personnel. Admise à l’Université d’Istanbul, elle y fait des études de psychologie qui la conduisent à la pédagogie. Durant près de quinze ans elle enseigne l’arménien dans l’une ou l’autre des écoles arméniennes d’Istanbul (39 étaient encore en activité en 1989). Elle y assume même des fonctions de direction sous le contrôle permanent, vigilant et soupçonneux des inspecteurs de l’Education Nationale turque. Elle émigre avec sa famille à Paris en 1980. C’est en 1984, qu’elle entre dans la Rédaction de Haratch où elle apporte sa parfaite connaissance du turc et de l’arménien. Son arrivée coïncide avec des bouleversements politiques importants : la Perestroïka, le séisme de 1988 en Arménie et ses conséquences, l’implosion de l’URSS, l’indépendance de l’Arménie, la libération du Haut-Karabagh, les actions revendicatives de la diaspora pour la reconnaissance du génocide arménien, les crises politiques de la Turquie (la lutte armée des Kurdes du PKK, la montée de l’Islam politique) et sa marche chaotique vers l’Europe etc. Arpi Totoyan apprend le métier de journaliste en écrivant chaque jour. Elle traduit en arménien des extraits de la presse turque ou des articles rédigés en français ; elle “couvre” les manifestations communautaires ; elle assiste aux conférences de presse et devient le chroniqueur politique des événements courants en Arménie et au Karabagh ; elle interview des personnalités arméniennes ou reconnues comme telles par Haratch. Et bien sûr elle monte sur la brèche pour défendre l’orthographe mesropienne, sans oublier de rendre compte régulièrement des lectures théâtrales (en arménien) du metteur en scène Arby Hovanessian, d’un concert de Charles Aznavour, l’icône des Arméniens, ou de la publication, de plus en plus rare, d’une œuvre littéraire arménienne. La richesse de son vocabulaire et une plume mordante au service d’un esprit critique, constituent les marques de son style.

Dirouhie Missakian
Dirouhie Azarian (1891-1964), est née à Constantinople. Elle fait ses études au collège Essayan où elle participe à la chorale dirigée par le Père Komitas et se destine à l’enseignement. En 1913, elle accepte avec une amie de son âge - 22 ans - Zarouhie Pechdimaldjanian, dans un état d’esprit quasi missionnaire, un poste à Dörtyol, une bourgade éloignée de Cilicie, dont les quatre écoles arméniennes et les deux orphelinats peuplés d’enfants rescapés des massacres d’Adana (1909), ont un besoin urgent d’enseignants au moment où l’enseignement primaire arménien est perçu comme le socle de l’identité nationale. Lorsque la Turquie entre dans la guerre mondiale en novembre 1914, Dirouhie professe les mathématiques et la géographie à Dörtyol. Comme le reste de la population, les deux jeunes femmes sont déportées en 1915 à Alep. Elles survivront aux épreuves. En 1919, Dirouhie est à Bolis occupée alors par les Alliés. En cette période de résurrection de la communauté arménienne après quatre années terrifiantes, on la retrouve enseignante au collège Essayan. Puis lorsque la FRA lance le quotidien Djagadamard dans le sillon du célèbre Azadamard, elle assume la comptabilité du journal. Elle se lie avec le Rédacteur en chef, Schavarche Missakian. Après la victoire de Mustafa Kémal, ils se réfugieront en Bulgarie et se marieront à Sofia (1923) avant de gagner Paris. Ils auront trois enfants dont deux morts en bas âge. Ainsi, Arpik Missakian, née à Paris en 1926, aura le rôle difficile de fille unique. A Paris, Dirouhie ne se contente pas de soutenir les activités de son mari. En 1928, année du 10ème anniversaire de l’indépendance de l’Arménie, année de la fondation de Hamaskaïne au Caire, elle est l’une des fondatrices de la Croix Bleue des Arméniens de France. Elle a en sera la présidente durant de longues années. C’est une dirigeante autoritaire, exigeante, et respectée. Militante de la cause de la femme et de la culture arméniennes, elle met au service de la CBAF qui est aujourd’hui, par le nombre de ses adhérentes, la plus importante association arménienne de l’Hexagone, son sens du devoir et de l’organisation. Le 1er août 1935, Haratch, dont les pages recèlent l’histoire de l’association, consacre un éditorial au départ de la première colonie de la Croix Bleue. De 1945 à 1963, Dirouhie Missakian gère l’administration de Haratch. Elle a signé des billets d’humeur sous le nom de Sossi, puis, après la mort de Schavarch, sous celui de Nodji. Sous son nom d’épouse, elle a publié ses souvenirs sur Komitas.

J’ai 8O ans (7)
C’était hier. C’est-à-dire il y a exactement 80 ans. Celui qui m’a créé m’a baptisé d’un titre rapporté de Garin. Nous avons fait route ensemble durant quelque temps : 32 ans. Mais un matin d’hiver, soudain il s’est éloigné, sans un mot d’adieu pour personne. J’étais devenu orphelin. Cela m’a inquiété. Que, soudain, on ne s’avise pas de me jeter dans la fosse avec lui en mettant fin ainsi à mes jours, malgré ma jeunesse ! Heureusement je ne suis pas resté orphelin. J’ai été entouré, d’abord par ceux qui appartenaient à la génération de mon fondateur, mais aussi par des jeunes pour qui je suis devenu une tribune comme aux premiers jours qui avaient suivi ma naissance, lorsque j’accueillais, sans nulle discrimination, les “Gars de Paris”. Et par la suite nous avons créé “Haratch-Midk yèv Arvèst”. C’est vrai, au fur et à mesure que les années passaient, mon travail devenait plus difficile. J’ai enterré avec mes anciens collaborateurs presque tous mes premiers lecteurs.
Au cours du temps bien des choses ont changé. Chaque jour, la langue locale a accentué sa domination. Mais moi je n‘ai pas cédé. Je suis resté attaché à ma langue avec obstination. En son nom, j’ai mené le combat pour ne pas trahir l’appel de mon fondateur : défendre la langue maternelle. N’y a-t-il pas des raisons de désespérer ? C’est incontestable, ces raisons existent. Mais il faut durer. Résister. Faire crouler les murs des lamentations. Après tout, déjà en 1929, dans ces mêmes pages, Chahan Chahnour prophétisait “La langue bat en retraite, la langue bat en retraite, que l’Ararat nous pardonne ! ” et soixante-dix ans après nous tentons encore de stopper cette retraite. Même si cela reste la dette des descendants d’une minorité. Devenue indépendante, l’Arménie, en restant cramponnée à l’hérésie de son orthographe soviétique, ne nous a pas aidés . J’ai eu 80 ans. Suis-je satisfait du chemin parcouru ? Pas tout à fait. L’autosatisfaction serait une manifestation de vanité. J’ai fait ce que j’ai pu, en aspirant toujours à faire mieux, même si je n’y suis pas toujours arrivé. Etais-je le seul responsable ? Ou bien était-ce l’indifférence d’une communauté - il serait plus juste de dire d’une masse qui a cessé d’être une communauté - à l’égard de la presse éditée en caractères arméniens, comme à l’égard de nombreuses autres questions brûlantes. Mais quoiqu’il en soit, cette indifférence, ce désintérêt ne doivent pas être des raisons pour que nous reculions. Nous devons rester sur la brèche, comme aimait à le répéter mon fondateur, quand, après un silence volontaire de quatre ans durant l’Occupation, je réapparus de nouveau avec la même détermination. Et c’est avec cette conviction que je continue ma route. Aujourd’hui encore alors que j’ai 80 ans !
Article signé “ Haratch” (Arpik Missakian)

(1) Karékine Lévonian, La presse périodique arménienne, Catalogue complet des journaux et des revues arméniens (1794-1934) (en arm), Erévan, 1934 ; A. Kirakossian (dir.), Bibliographie de la presse périodique arménienne (en arm.), Erévan (1970), démontre le développement fulgurant de la presse en Arménie soviétique.
(2) Ce sont Azad Or à Athènes, Marmara et Jamanak à Istanbul, Astak et Zartonk,, à Beyrouth, Alik à Téhéran, Houssabèr et Arèv, au Caire, Asbarez à Los Angeles. Cinq d’entre eux sont édités par la FRA.
(3) Rouben, Mémoires d’un partisan arménien, éditions de l’aube, 1990, pp.151-154
(4) De 1919 à 1939, 42 périodiques arméniens ont été publiés à Paris.
(5) Cf. Krikor Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne en France. Du Même à l’Autre, CNRS Editions. 2001.
(6) On peut y lire aussi des articles en français.
(7) Haratch, éditorial du 2/O8/2005, n°21 257.

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Soirée en l'honneur de Haratch, 12 juin 2009

Soirée en honneur de « Haratch »

Tout le monde le savait depuis plusieurs mois, - c'était devenu un secret de Polichinelle, - la cessation de publication en France du journal arménien Haratch, l'unique quotidien en langue arménienne en France, autre que française. Le couperet est tombé le 31 mai 2009.
L'Union des Anciens élèves Moorat-Raphaël et la Direction des Cours bihebdomadaires Moorat-Raphaël ont pris l'initiative d'organiser le 12 juin 2009, au Yan's Club de Paris, sous le haut patronage de son Éminence Mgr Norvan Zakarian, Archevêque Primat de l'Église apostolique arménienne de France, et en présence de la directrice du journal - Arpik Missakian, une soirée thématique en honneur du « Quotidien Haratch (1909-1923-2009), sa création, son rôle phare dans la communauté arménienne ».

Ce soir-là donc, près de cent personnes étaient venues écouter la conférence en français, très bien documentée et illustrée avec vidéo projection, de Claude Armen Mutafian. L'exposé, quelque peu didactique, était cependant riche en documentation sur l'histoire de la presse écrite arménienne en général et sur le quotidien Haratch en particulier qui vient de clore un cycle de 22 214 numéros sur une période de près de 84 ans (à titre de comparaison Le Monde vient récemment de marquer l'anniversaire de son 20 000ème numéro). Ensuite, Hraïr Hratchian, ancien du Collège Moorat-Raphaël, a prononcé quelques propos en arménien sur son expérience avec le quotidien. Shahen Khatchatourian, Directeur de la Galerie Nationale d'Arménie a offert à Mme Arpik Missakian, propriétaire et directrice de Haratch, un exemplaire de son livre "Sarian 1880-1972" qui vient de paraître aux éditions THALIA.

On pouvait compter parmi les invités : Nelly Tardivier, Commissaire principale de l'Année de l'Arménie en France 2006-2007, Armen Samuélian et Alice Aslanian, enfants de Hrant Samuel, fidèle compagnon du Fondateur du premier (1925) quotidien arménien en Europe Chavarch Missakian et bien d'autres … La soirée s'est prolongée par un dîner au Club. Pendant le repas, le Père Bezdiguian a relaté ses souvenirs de collaboration avec le quotidien, lorsqu'il était encore au séminaire du Couvent des Pères Mekhitaristes de Venise. Puis, Mgr Norvan Zakarian a pris la parole ; il a parlé de l'important rôle joué par le quotidien parisien et le besoin de créer un nouveau titre en France pour le développement de la langue arménienne dans la Diaspora et a indiqué que pour beaucoup d'arménophones en France et ailleurs, la cessation de Haratch sera mal acceptée.

En fin de soirée, un Appel, en arménien et en français a été distribué : « soutien pour la création du Journal Nor Haratch » joint au présent compte rendu. Je suis persuadé que la presse arménienne ne se privera pas de faire des commentaires sur cette soirée, bien qu'elle fut singulièrement absente, tout comme des responsables d'associations culturelles arméniennes ou des "intellectuels" qui se disaient fiers d'avoir pu collaborer au journal … il n'y avait presque pas de jeunes dans la salle …
« Haratch n'est plus ! Vive Nor Haratch ! »

Le 13 juin 2009- Philippe Pilibossian

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Vue de l'assistance ; au premier plan le Père Haroutioun Bezdikian et Chahen Khatchatourian, ancien Directeur de la Galerie Nationale d'Erevan
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Claude Armen Mutafian le conférencier, à sa droite, assis, Mgr Norvan Zakarian
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Message de soutien
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Un des premier numéros, avec le logo de Haratch
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Hraïr Claude Heratchian
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Fleurs offert par Mme Florette Kurkdjian. Au centre, Armen Mutafian, le conférencier, et Mihran Kurkdjian, l'un des organisateurs de la soirée, applaudissent
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Chahen Katchatourian présente son dernier livre « Sarian 1880-1972 »
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Chahen Katchatourian et, à sa droite, Mme Mutafian, la mère de Claude Armen Mutafian
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Mme Arpik Missakian et M. Krikor Papazian, de l'église apostolique de Chaville

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