Les 80 ans de Haratch, Article dans France-Arménie, décembre 2005, Anahide Ter-Minassian
Haratch, une vie de plomb et de papier, le 1er décembre 2005
En France, le journal Haratch reste à 80 ans un exemple inégalé de longévité dans le paysage de la presse de langue étrangère
De l’épopée révolutionnaire de son fondateur Schavarch Missakian au défi moderne d’une presse de langue arménienne en Europe occidentale : c’est toute l’histoire de Haratch.
La presse écrite a des fonctions sociales - informer et distraire les lecteurs - et politiques. La presse crée le lien social. La presse périodique arménienne a des traits et des fonctions spécifiques liés à l’histoire et à la dispersion du peuple arménien. Elle crée le lien social et renforce le lien communautaire. La presse suppose l’existence préalable de l’imprimerie : la première impression en arménien a lieu à Venise, en 1512, 60 ans après l’invention de Gütenberg.
La presse arménienne dans l’histoire
Le premier journal arménien Aztarar (Messager) a été publié en 1794 par un prêtre, à Madras, en Inde (le premier périodique français est né à Paris en 1631). Il est rédigé en grabar (l’arménien classique) et disparaît en 1796. Le relais sera pris par les Pères Mekhitaristes à Venise. Dans l’empire ottoman, le premier périodique arménien digne de ce nom le mensuel Chdémaran bidani kidéliats (Grenier des connaissances utiles) paraît à Smyrne en 1839. Rédigé en ramig (le démotique, l’arménien parlé) il est l’œuvre de missionnaires protestants américains. Fondé à Constantinople, en 1852, Masis qui va paraître jusqu’en 1908, a joué un rôle capital dans l’histoire de la culture arménienne. Dans l’empire russe, Mschak (Le Laboureur) fondé en 1872, à Tiflis - tour à tour, hebdomadaire puis quotidien de 1887 à 1920 - a été le journal arménien le plus lu au Caucase, mais il faudra attendre 1880 pour que paraisse à Erévan un modeste périodique arménien. On a recensé 1586 titres de périodiques arméniens, de 1794 à 1934 et 3260, de1794 à 1967 (1). Outre la question du statut de la presse (liberté, censure, interdit) dans les Etats (empires ottoman, russe ou perse, colonies de la diaspora) où vivaient les Arméniens, les questions soulevées par la presse arménienne portent sur la langue, la périodicité, la durée et le tirage des publications. L’abandon du grabar au profit de l’achrarabar (la langue parlée) s’accomplit au milieu du XIXème siècle : il manifeste le souci des journalistes clercs et laïcs de “toucher le public”. Mais, de 1840 à 1913, 21 périodiques sont publiés en langue turque avec des caractères arméniens et répondent aux besoins de ce même public. Jusqu’en 1934, 176 titres n’ont pas dépassé le premier numéro et 8 ont duré près de 60 ans. Au milieu du XIXème siècle, la vente d’un périodique se fait par abonnement et ne dépasse pas 2 à 300 numéros, mais, à la fin du siècle, les quotidiens - c’est une nouveauté ! - atteignent 4 à 700 exemplaires et Mschak dépasse les 1 200. Au début du XXème siècle, durant l’ère des révolutions en Orient, avec l’augmentation du nombre des lecteurs grâce aux progrès de l’école arménienne, les tirages augmentent. A Tiflis, le quotidien Horizon publié par la FRA écoule 7 000 à 8 000 exemplaires. A Constantinople, en 1910, Azadamard autre organe de la FRA, tire de 8 à 10 000 exemplaires, comme son rival le très conservateur Buzantion. Il faut nuancer ce tableau. La presse arménienne s’est développée dans des conditions extrêmement difficiles. Très souvent un périodique a été l’œuvre d’un seul homme cumulant toutes les fonctions. Le 10 mai 1936, dans un éditorial de Haratch, Schavarch Missakian écrivait, “Sans nul doute, la presse arménienne a rendu de précieux services, en dépit des conditions effroyables et contrariantes qui durent jusqu’aujourd’hui. Quiconque - un étranger - s’intéresserait à la presse arménienne serait amené à écrire un roman. En tout cas, la presse arménienne a sué durant des années. Elle a tenté l’impossible non seulement pour diriger l’opinion publique, mais encore pour diffuser la langue et les connaissances.”
Seul quotidien arménien d’Europe occidentale
Le 2 août 2005, le journal Haratch a eu 80 ans. Haratch est le seul quotidien arménien d’Europe occidentale. Haratch est l’un des dix quotidiens arméniens publiés dans la diaspora en 2005 (2). Après la disparition des quotidiens russe, italien, polonais etc., qui vécurent leur Age d’Or entre les deux guerres, Haratch est aujourd’hui, le seul quotidien en langue étrangère en France, à l’exception de l’édition parisienne de l’International Herald Tribune. Chacun de ces énoncés mérite réflexion. Quand on connaît les difficultés de la presse quotidienne française concurrencée par les magazines, l’audio-visuel, l’informatique, internet, les journaux gratuits, quand on connaît la morosité du marché publicitaire, il est facile d’imaginer l’ampleur des difficultés s’agissant d’un quotidien lié à la langue arménienne et destiné à un lectorat “communautaire” érodé par la baisse de l’arménophonie et par la montée de l’illettrisme. Aujourd’hui, la presse arménienne survit difficilement tant en Arménie que dans la diaspora. Le 21 octobre 2005, a été publié le numéro 21 306 de Haratch ! Un chiffre qui fait vaciller la raison. La longévité exceptionnelle de Haratch est un défi. Un défi dû à la volonté de sa directrice Arpik Missakian et à la fidélité de ses abonnés que ceux-ci vivent en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Syrie, au Liban, en Israël, en Iran, au Canada, aux Etats-Unis ou en Argentine. En Arménie, Haratch a des lecteurs mais pas d’abonnés. Le logo de Haratch et le graphisme de ses lettres de feu sont un héritage de la FRA. En 1905, puis en 1906, à Tiflis, en 1909, à Garin (Erzerum), en 1917, à Bakou, en 1919, à Erévan et à Tiflis, la FRA a lancé sous ce titre un périodique plus ou moins temporaire. C’est la traduction de Vorwärtz (En Avant), le titre de l’organe du SPD (le parti social-démocrate allemand) publié à Leipzig par Wilhem Liebknecht. Un emprunt qui suggère un programme progressiste. Ce titre est repris par Schavarch Missakian lorsqu’il prend la décision, au lendemain de 10ème Congrès de la FRA à Paris (novembre 1924- janvier 1925), de créer son propre journal.
Le fondateur : Schavarch Missakian Schavarch Missakian est né dans la bourgade de Zmara, non loin de Sépastia (Sivas), en 1884. Il a six ans lorsque sa famille s’installe à Constantinople. Il fréquente d’abord une école primaire arménienne à Kum Kapou, avant d’intégrer le prestigieux collège Kétronagan à Galata. En 1896, au moment des massacres hamidiens, le collège est fermé et Schavarch intègre une école de missionnaires américains. Après un court séjour dans l’Anatolian College de Marzvan dont il rejette la mentalité, il revient à Bolis. Adolescent devenu apprenti et homme à tout faire dans le quotidien arménien Sourhandak (1899-1908), il assimile les bases et s’initie aux innombrables embûches du métier de journaliste en Orient. Il découvre la presse dachnak publiée en Europe (Droschak, Razmig). Trompant la vigilance de la police ottomane, il y publie quelques articles (1905). Il entre clandestinement dans les rangs de la FRA, le 28 mai 1907, le jour où le fédaï Kévork Tchavouche est tué sur le pont de Souloukh, au cours d’un affrontement avec l’armée turque dans la plaine de Mouch (3). La révolution jeune-turque de juillet 1908 restaure la Constitution de 1876 et instaure la liberté de la presse dans l’empire ottoman. Schavarch fonde, avec Zabel Essayan - déjà un vétéran des lettres arméniennes - Kéram Barséghian, Vahram Tatoul, l’hebdomadaire littéraire Aztak ainsi que la librairie Ardziv destinée à diffuser la nouvelle littérature. L’enthousiasme de ces jeunes militants supplée l’indigence de leurs moyens. Aztak découvre et publie des poètes et des prosateurs arméniens : Daniel Varoujan, Siamento, le futur Hagop Ochagan etc. Il disparaît lorsque la FRA lance à Bolis son organe officiel, la quotidien Azadamard (juin 1909). En 1911, Schavarch est envoyé par la FRA à Garin (Erzerum) pour assumer la publication de Haratch (1909-1914), “organe de la jeunesse arménienne,” dont le rédacteur Yéghiché Toptchian vient d’être assassiné. Il y restera un an. Ce voyage initiatique, la découverte de la terre et du peuple du Yerkir (Erzerum, Mouch, Sassoun) resteront des souvenirs inoubliables. Et douloureux. Au retour, intégré dans l’équipe d’Azadamard, il a la responsabilité de son hebdomadaire littéraire. Après la rafle des dirigeants arméniens du 11 ( (24) avril 1915, il entre en clandestinité et fait parvenir régulièrement au journal Hayastan de Sofia des informations sur les violences exercées contre les Arméniens. Dénoncé, il est arrêté le 26 mars 1916 alors qu’il tente de gagner la Bulgarie. Emprisonné, soumis durant des mois à la question, il tente d’échapper à la torture en se jetant du troisième étage de sa prison. Grièvement blessé, opéré, il ne meurt pas. Condamné par un tribunal militaire à cinq ans travaux forcés, il est libéré après l’armistice, en novembre 1918. Il est alors nommé rédacteur en chef de Djagadamard, le nouveau quotidien de la FRA publié dans le sillon d’Azadamard. En même temps, il fait partie du Comité Central ( le comité Vichab ) de la FRA à Bolis. En septembre1919, il participe au 9ème Congrès général de la FRA à Erévan. Homme de dialogue, il est chargé par son parti de négocier avec le poète Vahan Tékéyan, délégué de Boghos Nubar Pacha à Erévan et futur fondateur du parti Ramgavar au Caire. Après une tournée en Europe, on le retrouve à la tête de Djagadamard à Bolis. Mais la victoire de Mustafa Kémal (novembre 1922) l’oblige à s’exiler à Sofia. Il s’y marie avec une sympathisante dachnak Dirouhie Azarian. En novembre 1924, il est Paris où commence le 10ème Congrès de la FRA, un congrès de reconstruction. En janvier1925, Schavarch est élu membre du Bureau, la plus haute instance de la FRA. La même année, il fonde à Paris, mais en son propre nom, le journal Haratch. De 1925 à 1939, Haratch informe, éduque et structure la communauté arménienne de France estimée à 40 000 individus en 1925 et à 100 000 en 1939. Haratch gagne en influence, l’emporte sur ses rivaux (4), atteint une diffusion quotidienne de 5 000 exemplaires et paraît sans interruption jusqu’à l’entrée des Allemands à Paris. Le 9 juin 1940, Schavarch saborde volontairement son journal qui réapparaîtra après la Libération de la France, le 8 avril 1945. En automne1945, Schavarch Missakian porte sur les fonds baptismaux la FRA-Nor Séround. Ce mouvement de jeunesse doté d’un organe bilingue, Hayastan, est destiné à enrayer la menace d’une fracture générationnelle. Né dans l’enthousiasme, le mouvement auquel incombe la réception et la transmission de l’héritage culturel et des revendications politiques arméniens, annonce 1 000 membres, garçons et filles, en 1948. La naissance de la FRA-Nor Séround a coïncidé avec le Procès de Nüremberg (nov.1945-oct.1946), procès au cours duquel un tribunal militaire international a jugé et condamné les criminels de guerre nazis. Pour la première fois le terme de “génocide”, forgé par Raphaël Lemkin, a été utilisé. Dans son éditorial du 9 décembre 1945 dont le titre “Génocide ” est édité en français, Schavarch Missakian explique minutieusement à ses lecteurs arméniens l’étymologie du mot et la nature du crime contre l’humanité auquel il s’applique. Instinctivement nous pensons, écrit Schavarch, à ces “crimes de guerre” accomplis selon un “plan prémédité”, il y a trente ans, dans un “monde lointain” contre “un peuple abandonné et sans défense.” Et s’il énumère à ses lecteurs les horreurs du génocide arménien, c’est pour s’étonner. “ A l’époque, où étaient les juristes et les juges d’aujourd’hui ? Ils n’avaient pas trouvé le mot ? Ou bien le monstre sanguinaire était si puissant et si inapprochable qu’ils n’ont pu le saisir ? Notre révolte est décuplée surtout par le fait qu’à l’époque les vainqueurs du moment étaient sur place, sur les lieux du crime. Ils sont restés sur place quatre années entières et, comme aujourd’hui en Allemagne, ils y régnaient en maîtres.” Sans le savoir, le directeur de Haratch venait d’inaugurer une nouvelle phase des revendications arméniennes. Respecté, admiré et plus encore aimé de ses lecteurs, Schavarch Missakian dirigea son journal jusqu’à son dernier souffle, le 26 janvier 1957. Après de grandioses funérailles nationales, celui qui avait été “un fedaï de la plume ”, fut enterré dans le cimetière du Père Lachaise (31 janvier 1957).
La continuatrice : Arpik Missakian
La presse arménienne comme la presse française est héritière d’une tradition marquée par la littérature et la politique et la profession a été fortement individualiste. Arpik Missakian en est la preuve vivante. Née à Paris, en 1926, née avec Haratch, grandie dans un cercle rapproché de militants dachnaks et dans le milieu ouvert et complexe d’écrivains, de musiciens, de peintres et d’acteurs arméniens de la première génération de la diaspora (5), elle n’était pas à priori destinée à recueillir l’héritage paternel. Elle l’accepta comme une dette à relever. Depuis son adolescence, par l’observation et par la fréquentation permanente de la Rédaction de Haratch, Arpik avait acquis les bases du métier de journaliste, qu’il s’agisse du rôle du directeur, des règles de déontologie, de la fiabilité et de l’objectivité de l’information, du choix des articles, de la lisibilité du journal, des relations avec les lecteurs, comme elle avait acquis une expérience pratique des problèmes quotidiens posés par l’imprimerie ou par la diffusion. Son apprentissage professionnel supposait évidemment une connaissance de la communauté arménienne et la maîtrise de la langue arménienne (de l’arménien occidental). Les conseils et les leçons de ses aînés et amis - Chavarch Nartouni, Hrand Samuel, Nchan Bechiktachlian, Bédouch etc., y ont pris une part essentielle. Mieux encore deux d’entre eux ont soutenu activement la nouvelle directrice à partir de 1957. Chavarch Nartouni (1898-1968), qui avait abandonné la médecine pour la littérature arménienne, fondateur d’une association plus combative que mémorielle (celle des “Orphelins-adultes ”) et de la revue Hay Pouj (Médecine Arménienne) créée en 1934, fut son Mentor dans l’exploration du champ culturel. Tout autre fut le rôle de Hrand Samuel (1891-1977), un homme de haute culture et une figure marquante de la FRA. Dès 1925 il collabore à Haratch. En juillet 1930, il inaugure à Paris, au 51 rue Monsieur-le-Prince et à proximité de la Sorbonne, la Librairie Orientale, une librairie qui acquiert bientôt auprès des bibliothèques et des bibliophiles une réputation mondiale. Soixante quinze ans après, cette librarie est toujours animée par ses enfants, Alice Aslanian et Armen Samuélian et reste un lieu de pélerinage obligatoire pour tout Arménien informé. Parallèlement, Hrand Samuel, assume avec sérénité des responsabilités politiques. Après la mort d’Alexandre Khatissian (1945), il lui succède à la présidence de la Délégation de la République Arménienne et après la mort d’Archak Tchobanian (1954) à celle de l’Office central des Réfugiés arméniens. En 1965, à l’occasion du cinquantenaire du génocide arménien, il présente à l’ONU un memorandum sur le génocide de 1915 et sur les revendications territoriales arméniennes. Malgré ses multiples activités, de 1957 à 1977, durant 20 ans, Hrand Samuel a fourni à Haratch un éditorial quotidien dont la teneur était en général politique. Si le fondateur de Haratch a dirigé le journal durant 28 ans, Arpik Missakian, tient la barre depuis 48 ans ! Depuis un quart de siècle, elle seule est le “patron” de Haratch, d’un journal qu’elle veut indépendant, au service d’une information objective et libre de tout engagement partisan. Dans la Rédaction où elle partage des responsabilités avec sa collaboratrice, Arpi Totoyan, elle définit la ligne du journal, le choix et la hiérarchisation des nouvelles, l’agencement des titres, l’acceptation ou le rejet d’articles envoyés par de lointains correspondants. Elle tente de garder un équilibre entre l’Arménie indépendante et la diaspora en expansion. Et elle conserve son sens de l’humour. Haratch a conservé son aspect austère, mais sa première page a changé comme ont changé l’Europe, “le monde arménien” et les lecteurs. Quatre colonnes, de rares éditoriaux signés “Haratch”, de nouvelles rubriques (“Front arménien”, “Artsakh”, “Bolis”, “Génocide” etc.) nées des bouleversements qui ont affecté ce “monde arménien” depuis 15 ans. Des messages clairs et courts. Les grands articles polémiques ont disparu sauf ceux portant sur des thèmes sensibles tels la reconnaissance du génocide, le négationnisme de l’Etat turc, l’entrée de la Turquie en Europe, la défense de la langue arménienne et son orthographe, la fermeture d’une école ou d’un journal arméniens. Malgré la crise identitaire des communautés arméniennes touchées par les migrations et la mondialisation, Arpik Missakian sait accueillir les vocations et faire jouer à Haratch son rôle de trait union. Ainsi, pour ne citer que des exemples récents, les longs reportages sur l’Arménie des villes et des campagnes du Père Haroutioun Bezdiguian, ainsi les fabliaux poétiques d’Anahide Sarkissian, ainsi les articles inspirés par le 1600ème anniversaire de l’invention de l’alphabet arménien. En page 3, le feuilleton de Haratch soigneusement choisi pour sa qualité littéraire ou sa pédagogie historique, a toujours le même succès. En décembre 1976, elle a fondé un supplément littéraire. Midk yèv Arvest (Pensée et Art) reprend le titre d’une rubrique ancienne de Haratch et joue le rôle d’une revue. Ce mensuel de 4 pages, auquel l’écrivain Krirkor Beledian est associé depuis plusieurs années, a donné naissance à une réelle émulation, à une circulation d’idées entre des critiques, écrivains, poètes, musicologues, esthètes, cinéphiles, historiens ou politologues arméniens, des Amériques à l’Arménie. L’indépendance d’un journal exige son indépendance financière. Le journal est un produit industriel vendu à un prix fixe où interviennent les coûts de fabrication et de diffusion. Haratch qui ne reçoit aucune subvention, équilibre son budget grâce aux abonnements, à la publicité communautaire, au carnet nécrologique et aux dons de ses lecteurs et de ses amis. En France, le métier de journaliste reste auréolé de prestige et fait rêver les jeunes. Ce n’est pas vraiment le cas pour la presse arménienne. Publier à Paris, dans les conditions actuelles, un quotidien arménien suppose une totale abnégation et une forme d’exaltation nationale qui relèvent de l’héroïsme. En avant ! Haratch ! En avant !
Publier Haratch
Pour publier un journal il faut à la fois un local pour la Rédaction et une imprimerie. Dans sa longue existence Haratch a changé plusieurs fois d’adresse et d’imprimerie. D’abord Rue Pascal (13ème), puis Rue Lafayette (9ème). De 1932 à 1953, la Rédaction s’installa au 17 rue Damesme (Paris XIIIème) dans l’imprimerie de Hagop Der Hagopian et y adopta la technique de la linotype. Car, au début, Haratch, était composé, comme au XIXème siècle, avec des caractères mobiles en plomb-antimoine-étain assemblés à la main par un ouvrier typographe. Puis, vint le linotype. L’opérateur tape le texte sur un clavier qui commande un magasin de matrices de lettres. Celles-ci sont alignées dans un creuset où se déverse le plomb en fusion pour former des lignes d’un seul tenant. Les lignes en plomb sont mises en page dans un cadre d’acier selon une maquette préétablie. Puis, le secrétaire de rédaction lit et corrige la morasse, la première épreuve sur une feuille humide. Enfin, on met en route la rotative, une machine vrombissante, dont la presse cylindrique permet de “tirer” le journal à grande vitesse. En 1925, Haratch paraît le dimanche, le mercredi et le jeudi. Il devient quotidien en 1927. Comme tous les quotidiens français de l’époque il paraît le dimanche et touche ainsi ses lecteurs artisans et ouvriers. Si son format a diminué - de 38/52 il est passé à 32/50 - la maquette, le papier et la typographie du journal n’ont pas vraiment changé en 2005. Haratch comprenait et comprend toujours 4 pages. “A la une”, la colonne de gauche est réservée à l’éditorial de Schavarch, signé de sa célèbre initiale, ou rédigé par un collaborateur en son absence. Publié sous le chapeau, Mèr Khoske (Notre Parole), cet éditorial se veut consensuel. Au centre, “l’actualité”. En gros caractères, des titres explicites, annoncent les dernières nouvelles : politique intérieure française et relations internationales. Dans la colonne de droite, un billet, Au jour le jour, une rubrique de commentaires souvent assurée par Schavarch (il signe alors Vahé). Il y a aussi régulièrement des explications sur le statut des réfugiés arméniens en France (leurs droits et leurs obligations) et des informations récentes sur l’évolution de ce statut (renouvellement des titres de séjour, règlement de police, droit au travail, service militaire). La quatrième page est réservée aux placards publicitaires, aux programmes des manifestations communautaires et aux réunions des comités de la FRA. En page 2, des articles d’analyse approfondie politiques ou littéraires, dus à la plume, parfois romancière, de collaborateurs réguliers ou occasionnels. En page 3, la vie des colonies arméniennes de France et d’ailleurs, avec une attention particulière portée à la littérature et au théâtre arméniens, à la vie sportive et aux progrès du Homentmen, aux associations compatriotiques des exilés arméniens de l’empire ottoman etc. Les “rez-de-chaussée” des pages 2 et 3 sont occupés par les feuilletons qui fidélisent les lecteurs. L’un des feuilletons est souvent consacré à des événements du passé récent, l’autre est toujours un roman qu’il s’agisse d’une traduction ou de l’œuvre originale d’un écrivain arménien comme Chahan Chahnour, Vaskène Chouchanian ou Malkhass. Car Schavarch encourage les jeunes talents, leur ouvre les colonnes de son journal indépendamment de tout engagement politique. Rédigés dans une langue vivante, les éditoriaux de Schavarch, sont remarquables. Que ses articles portent sur les relations internationales, sur le sort des réfugiés arméniens, sur la Turquie, l’URSS ou l’Arménie soviétique, Schavarch délivre toujours son point de vue dans un message simple, clair et lisible. Il crée chez le lecteur un sentiment de confiance. Bien que sa plume puisse se faire ironique et mordante, il évite de dénigrer ses adversaires politiques et d’encourager l’esprit de division au sein de la communauté arménienne. Socialiste non-doctrinaire, il aime son peuple dont il dénonce les souffrances. Journaliste consciencieux et travailleur acharné, écrivain amoureux de la langue arménienne, il lit et corrige lui-même toutes les épreuves de son journal de la première à la dernière page. Située au fond d’une impasse, dans un quartier ouvrier où subsistaient des espaces de ruralité, “le 17 de la rue Damesme” devint sous l’autorité bienveillante de Hagop Der Hagopian qui vivait sur place avec femme (la souriante Zarouhie) et enfants (ses remuants fils Dork et Mesrob), un “haut-lieu” de la communauté arménienne. On accédait à la Rédaction de Haratch, située au dessus de l’atelier d’où montaient le bruit des machine et l’odeur de l’encre d’imprimerie, par un raide escalier de bois. La Rédaction ? Une grande pièce, qui faisait aussi office d’administration, sommairement meublée, éclairée par une baie vitrée donnant sur la cour. C’est là que derrière une vaste table encombrée de journaux, de papiers et de livres, au milieu d’un nuage de fumée de cigarette, Schavarch officiait. Il lisait, écrivait, corrigeait les épreuves, discutait avec les quelques collaborateurs répartis autour des deux ou trois autres tables, recevait les visiteurs - amis, informateurs, solliciteurs, écrivains, lecteurs, camarades de parti, voyageurs et “pèlerins” - qui se succédaient sans relâche et auxquels se mêlaient livreurs et vendeurs. Car, Haratch était aussi vendu à la criée dans les “villages arméniens” de la banlieue parisienne et dans les kiosques de la Place d’Italie, de St. Michel ou de Cadet. Il y en eut jusqu’à 13 et il y a encore une dizaine d’années on pouvait acheter chaque jour Haratch dans un kiosque de Cadet. En 1953, la Rédaction de Haratch s’installa dans l’Azkayin Doun, (la Maison Nationale), un charmant hôtel particulier de la rue de Trèvise où cohabitaient pacifiquement des organisations arméniennes rivales. Cette longue parenthèse prit fin avec la disparition de cette maison commune. Depuis 1973, Haratch est propriétaire du rez-de-chaussée d’un immeuble bourgeois au 83 rue de Hauteville dans le 10ème arrondissemment de Paris. On pénètre directement dans la pièce où se tient la Rédaction. Une fenêtre sur rue, à verre dépoli, trois tables, quelques chaises un guéridon, une bibliothèque vitrée, un téléphone, un poste de radio, un classeur métallique, un ordinateur, un appareil de chauffage. Ce n’est pas un poème à la Prévert, mais un constat d’austérité quasi monacale. Sur le mur, face à la porte d’entrée, du haut de son portrait à l’huile Schavarch Missakian veille sur la directrice de Haratch. Un minuscule passage doté d’un évier, d’une plaque électrique et d’un frigo, modestes concessions à la société de consommation, dessert une pièce aux murs aveugles encombrée de livres, de cartons, de rames de papier, où s’alignent disposés en ordre chronologique, depuis 1925, serrés sous leurs reliures de toile noire, les recueils annuels de Haratch. Au sens propre du terme un lieu de mémoire. Pour le croyant, c’est le Saint des Saints, où sont préservés la mémoire et les archives de la diaspora arménienne de France. La composition et l’impression du journal ont lieu dans l’atelier qui fait suite. A l’écart d’une verrière portant des traces d’injures multiples, se dresse l’un des deux linotypes en activité actuellement en France. Haratch qui continue à être composé “sur plomb” a acquis le sien, en 1953 : une machine allemande aux pièces de rechange à peu près introuvables. Une rotative robuste et archaïque, un “marbre” en fonte couvert de caractères arméniens identiques à ceux des années 20, des coulées de plomb au sol créent un décor où dominent le gris et le noir. La lumière rare de cet atelier parisien me rappelle la pénombre du scriptorium du monastère de Sanahin (au N-O de l’Arménie) où, au XIème siècle, moines et copistes recopiaient et enluminaient les manuscrits arméniens à la lueur des chandelles.
Arpi Totoyan
Née en 1945 sur la rive asiatique d’Istanbul (Bolis), à Scüdar, Arpi Totoyan y a d’abord fréquenté le Sémerdjian Djémaran, puis le fameux lycée Essayan situé à Taxim dans la partie européenne de la ville. Elle y acquiert des bases solides de l’arménien occidental. Elle approfondit sa connaissance de la culture et de l’histoire arméniennes par un travail personnel. Admise à l’Université d’Istanbul, elle y fait des études de psychologie qui la conduisent à la pédagogie. Durant près de quinze ans elle enseigne l’arménien dans l’une ou l’autre des écoles arméniennes d’Istanbul (39 étaient encore en activité en 1989). Elle y assume même des fonctions de direction sous le contrôle permanent, vigilant et soupçonneux des inspecteurs de l’Education Nationale turque. Elle émigre avec sa famille à Paris en 1980. C’est en 1984, qu’elle entre dans la Rédaction de Haratch où elle apporte sa parfaite connaissance du turc et de l’arménien. Son arrivée coïncide avec des bouleversements politiques importants : la Perestroïka, le séisme de 1988 en Arménie et ses conséquences, l’implosion de l’URSS, l’indépendance de l’Arménie, la libération du Haut-Karabagh, les actions revendicatives de la diaspora pour la reconnaissance du génocide arménien, les crises politiques de la Turquie (la lutte armée des Kurdes du PKK, la montée de l’Islam politique) et sa marche chaotique vers l’Europe etc. Arpi Totoyan apprend le métier de journaliste en écrivant chaque jour. Elle traduit en arménien des extraits de la presse turque ou des articles rédigés en français ; elle “couvre” les manifestations communautaires ; elle assiste aux conférences de presse et devient le chroniqueur politique des événements courants en Arménie et au Karabagh ; elle interview des personnalités arméniennes ou reconnues comme telles par Haratch. Et bien sûr elle monte sur la brèche pour défendre l’orthographe mesropienne, sans oublier de rendre compte régulièrement des lectures théâtrales (en arménien) du metteur en scène Arby Hovanessian, d’un concert de Charles Aznavour, l’icône des Arméniens, ou de la publication, de plus en plus rare, d’une œuvre littéraire arménienne. La richesse de son vocabulaire et une plume mordante au service d’un esprit critique, constituent les marques de son style.
Dirouhie Missakian
Dirouhie Azarian (1891-1964), est née à Constantinople. Elle fait ses études au collège Essayan où elle participe à la chorale dirigée par le Père Komitas et se destine à l’enseignement. En 1913, elle accepte avec une amie de son âge - 22 ans - Zarouhie Pechdimaldjanian, dans un état d’esprit quasi missionnaire, un poste à Dörtyol, une bourgade éloignée de Cilicie, dont les quatre écoles arméniennes et les deux orphelinats peuplés d’enfants rescapés des massacres d’Adana (1909), ont un besoin urgent d’enseignants au moment où l’enseignement primaire arménien est perçu comme le socle de l’identité nationale. Lorsque la Turquie entre dans la guerre mondiale en novembre 1914, Dirouhie professe les mathématiques et la géographie à Dörtyol. Comme le reste de la population, les deux jeunes femmes sont déportées en 1915 à Alep. Elles survivront aux épreuves. En 1919, Dirouhie est à Bolis occupée alors par les Alliés. En cette période de résurrection de la communauté arménienne après quatre années terrifiantes, on la retrouve enseignante au collège Essayan. Puis lorsque la FRA lance le quotidien Djagadamard dans le sillon du célèbre Azadamard, elle assume la comptabilité du journal. Elle se lie avec le Rédacteur en chef, Schavarche Missakian. Après la victoire de Mustafa Kémal, ils se réfugieront en Bulgarie et se marieront à Sofia (1923) avant de gagner Paris. Ils auront trois enfants dont deux morts en bas âge. Ainsi, Arpik Missakian, née à Paris en 1926, aura le rôle difficile de fille unique. A Paris, Dirouhie ne se contente pas de soutenir les activités de son mari. En 1928, année du 10ème anniversaire de l’indépendance de l’Arménie, année de la fondation de Hamaskaïne au Caire, elle est l’une des fondatrices de la Croix Bleue des Arméniens de France. Elle a en sera la présidente durant de longues années. C’est une dirigeante autoritaire, exigeante, et respectée. Militante de la cause de la femme et de la culture arméniennes, elle met au service de la CBAF qui est aujourd’hui, par le nombre de ses adhérentes, la plus importante association arménienne de l’Hexagone, son sens du devoir et de l’organisation. Le 1er août 1935, Haratch, dont les pages recèlent l’histoire de l’association, consacre un éditorial au départ de la première colonie de la Croix Bleue. De 1945 à 1963, Dirouhie Missakian gère l’administration de Haratch. Elle a signé des billets d’humeur sous le nom de Sossi, puis, après la mort de Schavarch, sous celui de Nodji. Sous son nom d’épouse, elle a publié ses souvenirs sur Komitas.
J’ai 8O ans (7)
C’était hier. C’est-à-dire il y a exactement 80 ans. Celui qui m’a créé m’a baptisé d’un titre rapporté de Garin. Nous avons fait route ensemble durant quelque temps : 32 ans. Mais un matin d’hiver, soudain il s’est éloigné, sans un mot d’adieu pour personne. J’étais devenu orphelin. Cela m’a inquiété. Que, soudain, on ne s’avise pas de me jeter dans la fosse avec lui en mettant fin ainsi à mes jours, malgré ma jeunesse ! Heureusement je ne suis pas resté orphelin. J’ai été entouré, d’abord par ceux qui appartenaient à la génération de mon fondateur, mais aussi par des jeunes pour qui je suis devenu une tribune comme aux premiers jours qui avaient suivi ma naissance, lorsque j’accueillais, sans nulle discrimination, les “Gars de Paris”. Et par la suite nous avons créé “Haratch-Midk yèv Arvèst”. C’est vrai, au fur et à mesure que les années passaient, mon travail devenait plus difficile. J’ai enterré avec mes anciens collaborateurs presque tous mes premiers lecteurs.
Au cours du temps bien des choses ont changé. Chaque jour, la langue locale a accentué sa domination. Mais moi je n‘ai pas cédé. Je suis resté attaché à ma langue avec obstination. En son nom, j’ai mené le combat pour ne pas trahir l’appel de mon fondateur : défendre la langue maternelle. N’y a-t-il pas des raisons de désespérer ? C’est incontestable, ces raisons existent. Mais il faut durer. Résister. Faire crouler les murs des lamentations. Après tout, déjà en 1929, dans ces mêmes pages, Chahan Chahnour prophétisait “La langue bat en retraite, la langue bat en retraite, que l’Ararat nous pardonne ! ” et soixante-dix ans après nous tentons encore de stopper cette retraite. Même si cela reste la dette des descendants d’une minorité. Devenue indépendante, l’Arménie, en restant cramponnée à l’hérésie de son orthographe soviétique, ne nous a pas aidés . J’ai eu 80 ans. Suis-je satisfait du chemin parcouru ? Pas tout à fait. L’autosatisfaction serait une manifestation de vanité. J’ai fait ce que j’ai pu, en aspirant toujours à faire mieux, même si je n’y suis pas toujours arrivé. Etais-je le seul responsable ? Ou bien était-ce l’indifférence d’une communauté - il serait plus juste de dire d’une masse qui a cessé d’être une communauté - à l’égard de la presse éditée en caractères arméniens, comme à l’égard de nombreuses autres questions brûlantes. Mais quoiqu’il en soit, cette indifférence, ce désintérêt ne doivent pas être des raisons pour que nous reculions. Nous devons rester sur la brèche, comme aimait à le répéter mon fondateur, quand, après un silence volontaire de quatre ans durant l’Occupation, je réapparus de nouveau avec la même détermination. Et c’est avec cette conviction que je continue ma route. Aujourd’hui encore alors que j’ai 80 ans !
Article signé “ Haratch” (Arpik Missakian)
(1) Karékine Lévonian, La presse périodique arménienne, Catalogue complet des journaux et des revues arméniens (1794-1934) (en arm), Erévan, 1934 ; A. Kirakossian (dir.), Bibliographie de la presse périodique arménienne (en arm.), Erévan (1970), démontre le développement fulgurant de la presse en Arménie soviétique.
(2) Ce sont Azad Or à Athènes, Marmara et Jamanak à Istanbul, Astak et Zartonk,, à Beyrouth, Alik à Téhéran, Houssabèr et Arèv, au Caire, Asbarez à Los Angeles. Cinq d’entre eux sont édités par la FRA.
(3) Rouben, Mémoires d’un partisan arménien, éditions de l’aube, 1990, pp.151-154
(4) De 1919 à 1939, 42 périodiques arméniens ont été publiés à Paris.
(5) Cf. Krikor Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne en France. Du Même à l’Autre, CNRS Editions. 2001.
(6) On peut y lire aussi des articles en français.
(7) Haratch, éditorial du 2/O8/2005, n°21 257.