Article paru dans France-Arménie, numéro du 16 au 30 avril 2008.
L’on aura beau retourner la question sous toutes ses coutures, il est une réalité à laquelle on ne peut échapper : l'arménien occidental, dénué de toute attache territoriale, est et demeure une langue orpheline d'Etat. Reste qu'en Europe occidentale, pourtant, le climat lui est de moins en moins hostile. Après avoir longtemps été considéré par ses propres locuteurs comme une entrave au processus d'intégration dans leur pays d'accueil, l'arménien semble connaître un renouveau depuis les années 1970. En France notamment, fille aînée du centralisme républicain, une minorité de militants culturels issus des deuxième et troisième générations ont évité le pire en investissant le terrain de la langue et de «l'identité», tant à travers la fondation d'écoles quotidiennes que celle de centres parascolaires de type Maison de la Culture Arménienne. Un mouvement renforcé par les vagues successives d'immigrés du Moyen-Orient puis d'Arménie dont sont issus aujourd'hui une majorité d'élèves des établissements bilingues.
"Aucune existence juridique
Le 28 mars 2008 une conférence sur le thème de "La place officielle de l'arménien en tant que langue minoritaire en France" venait fort opportunément répondre à la question de son avenir. Jean Sibylle, en charge à la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DLGLFAF) y a énuméré les objectifs de son institution. Lesquels sont multiples : la maîtrise du français, son rayonnement dans le monde et l'application de la loi Toubon. La DLGLFAF œuvre comme un observatoire linguistique des langues de France, a-t-il expliqué, précisant que le terme de «langues minoritaires» n'était pas utilisé. Il a rappelé que la France comptait parmi les quatre pays européens (1) à ne pas avoir signé la Charte européenne des langues minoritaires car cette dernière permet de pratiquer les langues minoritaires dans la sphère publique : un droit tout simplement jugé contraire à la Constitution et à l'approche unitaire de l'Etat français ! En clair, si l'arménien occidental figure parmi la liste des «Langues de France sans territoires» aux côtés du yiddish et du berbère (2), "la non-ratification de la Charte ne lui donne aucune existence juridique" exceptée une référence administrative, selon Jean Sibylle. Les seuls pays européens ayant accepté la Charte où l'arménien apparaît sur la liste officielle sont la Hongrie et Chypre. "Il est évident que la ratification de cette Charte par un pays aussi important que la France au sein de l'Union européenne aurait permis à l'arménien d'acquérir une perspective autrement importante" a estimé le représentant de la DLGLFAE Une observation qui n'a pas manqué de raviver parmi l'auditoire le triste souvenir de la fermeture du lycée Melkonian de Chypre, cet établissement situé dans un des rares environnements qui pouvait offrir des perspectives solides d'épanouissement à la langue arménienne.
Indices de vitalité
Quant à Anahid Donabédian, responsable des cours d'arménien à l'INALCO, elle a énuméré les indicateurs sociolinguistiques susceptibles de mesurer la vitalité d'une langue, tout en précisant d'emblée la difficulté qu'il y avait à établir le pourcentage de personnes parlant l'arménien dans la communauté en l'absence de statistiques. Parmi ces indicateurs, madame Donabédian a cité l'usage des diverses formes stylistiques allant de l'argot jusqu'au discours académique. Or, en arménien occidental, ces usages font place à deux attitudes extrêmes a-t-elle expliqué ; d'un côté ceux qui parlent un arménien entremêlé de mots turcs et de l'autre ceux qui adoptent une attitude puriste vis-à-vis de la langue. Cette polarisation autour des usages extrêmes de la langue prouverait, selon la responsable de l'INALCO, que l'arménien occidental est en manque de vitalité en raison du manque de situations qui rendent possibles les formes d'expression intermédiaires. Un autre de ces indicateurs est l'âge des locuteurs - encore faudrait-il prendre en compte le nombre d'années passées en France, fut-il précisé. Par ailleurs Anahid Donabédian a opposé deux modes de promotion de la langue : le volontarisme - qui est le fait de choisir l'arménien de façon impérative - et la création de situations qui favorisent son utilisation de manière plus suggestive. D'où l'intérêt des nouvelles technologies, à l'instar de supports informatiques, susceptibles d'éveiller l'attention des enfants. "Puisque cela représente la culture des jeunes d'aujourd'hui, il faut créer les conditions pour que l'accès à la culture soit plus facile", a-t-elle conclu.
Vecteur culturel
Si l'on parle aujourd'hui d'un besoin de revitaliser l'arménien, cela signifie néanmoins qu'il y a un réel regain d'intérêt vis-à-vis de son apprentissage. Il est sans doute difficile d'émanciper une identité sans connaître la langue, vecteur principal du développement culturel. Mais alors comment le faire en France, un pays de tradition jacobine attaché au modèle unitaire ? La place qu'occupe l'arménien dans notre contexte quotidien est de plus en plus restreinte. Dans les premières années de l'enfance, la langue maternelle facile à parler devient de plus en plus difficile lorsqu'il s'agit de sujets complexes. L'emploi des termes arméniens en parlant d'économie ou de politique exige une volonté de fer que certains qualifient de purisme. C'est pourquoi la diaspora tout entière doit faire face désormais à une question existentielle : celle de prendre le relais de son apprentissage - le principal moyen de cette prise de relais étant la scolarisation. Financer, gérer les écoles bilingues et former les enseignants d'arménien est un acte qui requiert de la volonté. En outre, l'apprentissage de l'arménien exige de s'extraire de la logique utilitariste et des valeurs matérialistes en vigueur dans nos sociétés. "Leur rendre l'arménien par le biais de l'école est un acte purement volontariste, coupé de tout usage pragmatique, de toute nécessité immédiate... Alors, aussi restreint que soit le territoire réel de l'arménien en diaspora, l'expérience de son apprentissage permettra de les affranchir de la tyrannie du visible" (3).
Vilma Kouyoumdjian
(1) Aux côtés de la Belgique, la Grèce et la Turquie (NDLR : On observe au passage que PUE considère déjà la Turquie comme partie intégrante de l'Europe !) (2) Autres «langues de France sans territoires» : le romani et l'arabe dialectal (3) Séta Bibérian, directrice du lycée Hamaskaïne de Marseille, L'école, un territoire pour la langue In Langues et Cité, Bulletin de l'observatoire des pratiques linguistiques, février 2008, n°11, édité par le ministère de la Culture et de la Communication.
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