Etre Arménien en Iran
Avant la révolution islamique, l'Iran possédait une forte communauté arménienne composée de prés de 250 000 personnes. Mais l'arrivée au pouvoir de l'Imam Khomeyni a provoqué le départ de la moitié de la communauté arménienne pour les Etats-Unis, le Canada, l'Australie et l'Europe... Malgré l'assouplissement du régime par le président Khatami, les discriminations et les difficiles conditions de vie perdurent. Et les jeunes Arméniens rêvent de l'Occident.
A l'école arménienne Araxe, à Téhéran, la journée commence avec les prières arméniennes avant l'entrée en classe. Les fillettes âgées de 7 ans, des foulards entourant leur tête, sont à leur première leçon de langue farsi (iranien): "Qui est sur la photo ?" demande l'enseignante en montrant la première page du livre scolaire. "C'est l'Imam Khomeyni" répond la classe en chœur. La plupart des élèves ont du mal à garder leur foulard sur la tête : c'est nouveau pour elles, car avant l'âge de scolarisation le port du foulard n'est pas imposé aux petites filles.
Avant la Révolution islamique de 1979, les 24 écoles arméniennes de Téhéran, encadrées par des maîtres arméniens, étaient mixtes. Elles disposaient, à côté du cursus général enseigné en farsi, d'une large liberté d'enseignement en arménien : langue, histoire, littérature, religion... Mais un décret de loi post-révolutionnaire a contraint les Arméniens à séparer filles et garçons dans les écoles, ce qui a engendré de nombreux problèmes, notamment la recherche de bâtiments supplémentaires. Les écoles sont aujourd'hui encadrées par des maîtres iraniens, mais depuis 1995, grâce à l'intervention du Catholicos de la Grande Maison de Cilicie, Aram ler, auprès des autorités iraniennes, la communauté a obtenu le droit de nommer des maîtres-assistants arméniens. N'ayant plus droit qu'à
un maximum de six heures consacrées à l'étude de l'arménien, on n'y enseigne plus que la langue et la religion arméniennes, plus neutres que l'histoire... Néanmoins, avant leur publication, les manuels scolaires pour l'enseignement de la langue et la religion, font l'objet d'un contrôle par les autorités islamiques. On comprend mieux pourquoi le niveau de connaissance de la littérature et de l'histoire arméniennes de la nouvelle génération a fortement diminué.
"Les professeurs et les maîtres-assistants arméniens n'ont plus le statut de fonctionnaires : désormais c'est le conseil diocésain qui prend en charge leur salaire" déclare Levon Davtian, représentant du Conseil diocésain et professeur de psychologie à l'Université de Shahid Béhéshti à Téhéran. "Pour pouvoir faire face aux lourds frais de gestion des écoles, les parents qui en ont les moyens règlent des frais de scolarité, malgré la gratuité des écoles. L'Université d'Ispahan et l'Université Libre de Téhéran se sont dotées d'une chaire d'arménologie dans les années soixante, mais depuis la Révolution, le ministère de l'Education ne recrute plus de professeurs ni d'enseignants arméniens. Cependant, officiellement, aucun texte ne restreint le recrutement des fonctionnaires arméniens", ajoute Lévon Davtian.
Droits égalitaires... mais mesures discriminatoires
La Constitution de la République islamique d'Iran continue à reconnaître les Arméniens en tant que minorité religieuse, en leur garantissant des droits égaux à ceux des autres citoyens iraniens. Cependant, dans les faits, depuis la révolution islamique, les fonctionnaires d'Etat ne sont plus recrutés parmi les minorités religieuses, et les Arméniens n'y font pas exception. C'est pourquoi ils se sont tournés en majorité vers le secteur privé et le commerce de détail. Là aussi existe une forme de discrimination : les non musulmans sont obligés d'indiquer que leur magasin est tenu par un membre d'une minorité religieuse. C'est une "information pour le consommateur" qui le laisse libre de fréquenter ou non l'établissement. Mais, pour être tranquilles, certains commerçants ont préféré fermer définitivement leur magasin après la Révolution, tel Manvel Avetian, bijoutier, diamantaire et orfèvre de renom, qui avait pour clients des célébrités comme Jacqueline Kennedy, Elizabeth Taylor, le roi juan Carlos d'Espagne, le roi Hussein de Jordanie...
L'une des mesures discriminatoires est le montant du dié (prix du sang) : si un chrétien tue par accident un musulman, il doit payer à la famille de la victime un dié de 7 millions de Toumans (70 000 F). Mais si un musulman tue par accident un chrétien, il n'est tenu de verser à la famille de la victime, qu'un dixième de ce montant, soit environ 7000 FF De plus le dié versé pour une femme est la moitié de celle d'un homme. "La révision de cette loi a bien été demandée par la communauté au ministère de la justice mais sans succès jusqu'à présent", constate l'archevêque Artak Manoukian. De 1982 à 1984, on a même essayé d'imposer aux Arméniens que la religion apostolique arménienne soit enseignée en farsi, mais devant la vive contestation de la communauté, et après l'intervention du prélat, cette décision a été annulée. Les Arméniens gèrent leur communauté selon leurs propres règles religieuses. Ainsi, les diocèses de Téhéran, de la Nouvelle Joulfa et de Tabriz ont autorité sur les mariages, les divorces et le droit des héritages.
Le nombre des députés arméniens au Parlement (Majlis) iranien est resté inchangé. Ils sont deux à représenter la communauté. Quant au quotidien arménien, Alik, fondé en 1930, il est toujours disponible en kiosque mais, comme toute la presse en Iran, est soumis à la censure ou plutôt à l'autocensure. Les Arméniens, comme toutes les autres minorités, doivent faire leur service militaire en Iran. Et c'est ainsi qu'une quarantaine de jeunes Arméniens ont laissé leur vie dans la guerre fratricide entre l'Iran et l'Irak. Le risque de voir leurs enfants mourir dans ce conflit a également contribué au départ de certaines familles arméniennes.
Depuis la révolution islamique, les Arméniens, comme tous les Iraniens, sont privés de liberté vestimentaire. Les femmes doivent porter une sorte de manteau ample, aux manches longues et les hommes ne doivent pas porter de chemise aux manches très courtes. L'alcool est prohibé et la danse interdite dans les lieux publics. Ceci dit, une fois à l'intérieur de leur maison, les gens sont plutôt libres de leurs actes. "Il y a quelques années, sortir le soir, était vécu comme une véritable angoisse pour les jeunes. On devait faire attention à ne pas avoir de cassettes de musique occidentale dans l'autoradio, les voitures étant souvent fouillées. J'étais surtout stressé quand je raccompagnais une fille chez elle - car on n'avait pas le droit de se trouver dans la même voiture qu' une amie. Si les "Gardiens de la Révolution "nous arrêtaient, il ne suffisait pas de dire que la fille assise à côté de vous était votre soeur ou votre femme, ou même votre mère : il fallait produire des preuves en montrant des documents. Il nous est arrivé plusieurs fois, une amie et moi, d'être conduits au poste. A chaque fois ils ont appelé nos parents respectifs, qui, affolés, sont venus sur place pour dire qu'ils savaient que nous sortions ensemble. Finalement, après avoir fait signer une décharge à nos parents, ils nous laissaient partir. Heureusement tout cela s'est beaucoup assoupli après l'arrivée au pouvoir du président Khatami. Les jeunes peuvent enfin respirer un peu" se félicite Vartan, 25 ans.
A l'entrée du fantastique complexe de 70 000 m2, Ararat, construit en 1974 et dédié au sport et à la culture, un écriteau indique que ce lieu est réservé à une "minorité religieuse", donc interdit aux musulmans. Une fois à l'intérieur, le premier geste des filles est d'ôter foulard et manteau. On y donne des concerts, on y joue des pièces de théâtre, on organise des compétitions sportives .... Mais, à la piscine, la journée se partage en deux : le matin est réservé aux femmes et l'après-midi aux hommes... Le président modéré Khatami y a prononcé le discours d'ouverture des jeux inter-arméniens au mois d'août 1998. "C'est la Première fois depuis la Révolution islamique qu'un président assiste à ces jeux"constate l'Archevêque Manoukian avec fierté et qui y voit un signe des changements opérés en Iran.
Une émigration massive
Depuis la révolution islamique, près de la moitié de la communauté arménienne, soit 130 000 personnes environ, a préféré quitter l'Iran pour les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, l'Europe ont quitté .... "J'ai quitté l'Iran en 1983, en plein guerre Iran-Irak, grâce à l'aide d'amis kurdes. A l'époque, les frontières du pays étaient quasiment fermées, et on n'avait pas la possibilité de partir par avion. Revêtues d'un tchador noir, avec une amie kurde, nous avons pris le bus en direction du Kurdistan iranien. Le voyage était dangereux car l'Etat iranien livrait aussi une guerre aux Kurdes du PDKI (Parti Démocratique du Kurdistan Iranien), dont mes amis faisaient partie. C'est seulement au moment du contrôle des bagages par les "Gardiens de la Révolution", que mon amie kurde m'a avoué transporter des médicaments dans sa valise. C'était interdit à l'époque. "Si on les découvre, il faudra que tu fasses semblant de ne pas me connaître, afin que tu ne sois pas arrêtée avec moi <. m'a-t-elle dit. Mais fort heureusement sa valise n'a pas suscité de soupçon et nous avons continué notre chemin. Une fois arrivée au Kurdistan, j'ai dû continuer une partie de chemin à dos d'âne, avant de rejoindre d'autres amis qui m'ont conduite en voiture à la frontière iraquienne. De là, deux autres Kurdes m'ont escortée jusqu'à Bagdad. Un journaliste français en Iran m'avait obtenu un visa pour la France. Quelques jours plus tard, je débarquais à Paris. C'était un vrai soulagement car à l'époque on vivait des jours très difficiles dans le pays. Il y avait les bombes des avions irakiens, et tous les produits alimentaires étant rationnés, il fallait faire la queue pendant des heures devant les magasins...", se souvient Anahide Mélikian.
Après avoir vécu comme réfugiée politique à Paris pendant trois ans, la jeune femme est partie en Californie, où elle vit aujourd'hui avec son époux et leurs deux enfants. Ses parents ainsi que ses tantes les ont rejoints en 1997. Ses enfants fréquentent une école arménienne à Los Angeles, et seize ans après son départ, Anahide est bien intégrée dans sa nouvelle vie californienne. "L'Iran me manque beaucoup, mais je n'ai pas osé y retourner depuis. Il y a une forte présence des Arméniens d'Iran et des Iraniens à Los Angeles, et avec toutes les chaînes de télévision qu'ils ont, les radios, les clubs et restaurants, les chanteurs, les théâtres, on est un peu moins dépaysé ici que dans d'autres pays", se console Anahide. Chakée et son frère vivent à présent à Marseille où ils avaient débarqué juste après la Révolution. "Après la Révolution, comme de nombreuses autres familles, la nôtre s'est dispersée un peu partout : mes parents sont restés en Iran, j'ai une soeur à Los Angeles, un autre frère à Chicago, des oncles à Washington, des cousins en Iran..." s'émeut Chakée.
Des rêves de départ
Aujourd'hui, sur les 250 000 membres que comptait la communauté arménienne avant la révolution, seuls 120 000 sont restés en Iran. De nombreux villages aux alentours d'Ispahan se sont entièrement dépeuplés des Arméniens au cours des vingt dernières années, laissant souvent des églises arméniennes à l'abandon. La présence arménienne dans cette région remontait à 1605, lorsque le Chah Abbas 1er avait déporté 50 000 Arméniens du Nakhitchevan pour les installer près de la capitale d'Ispahan où ils fondèrent la prospère communauté marchande de la Nouvelle Djoulfa. Dans la région de Périya, à 165 km d'Ispahan, sur 24 villages arméniens, un seul subsiste aujourd'hui. Cinq églises arméniennes, dont le monastère de St. Thaddée, situé en Azerbaidjan iranien (lieu de pélerinage annuel), sont classées comme patrimoine culturel du pays, et l'Etat iranien se charge de leur réparation avec une contribution financière de la prélature arménienne. "Les autorités iraniennes respectent notre religion, et nous laissent libres de la pratiquer. Nous devons préserver nos écoles et nos églises, aussi essayons-nous d'encourager la communauté à rester", affirme l'Archevêque Manoukian.
"Comme beaucoup de jeunes ici, je souhaite partir à l'étranger. C'est surtout à cause des conditions économiques. La vie est devenue trop chère ici, et si on n'a pas la chance d'avoir un père fortuné, il est très difficile de faire vivre une famille avec les salaires qu'on reçoit. Je suis informaticien et je perçois 100 dollars par mois. Avec ce salaire, il m'est impossible de me marier, car je n'aurai pas les moyens de louer un appartement et de subvenir aux besoins de ma famille. Mais malgré tout, on arrive à préserver notre culture et notre identité et à les transmettre à nos enfants. Je sais qu'en Occident c'est plus difficile à faire, mais la vie est courte et on est obligé de faire des choix", regrette Vrej, 28 ans. Rester Arménien en Iran ou tout recommencer ailleurs, tel est le choix difficile auquel sont confrontés ces jeunes Arméniens de 20 ans qui ont l'âge de la Révolution.
Armineh Johannes, Nouvelles d'Arménie Magazine, numéro 41, Mars 1999
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