Depuis 1923, date de l'arrivée en France des Arméniens qui ont survécu au génocide de 1915 organisé par l'Empire ottoman, quatre générations se sont succédé. Pour près de 500 000 Arméniens en France : un seul quotidien en langue arménienne, Haratch, édité à Paris dans des conditions héroïques, quelques dizaines de cours dispensés par des associations cultuelles ou culturelles, et sept écoles bilingues totalisant un peu plus de 1 000 élèves (quatre dans la région parisienne, une à Lyon, une à Nice et une à Marseille). On est en droit de se poser la question de la disproportion entre le nombre d'habitants et le taux d'enfants scolarisés dans des écoles arméniennes. Y aurait-il une désaffection des Arméniens pour leur langue et leur culture ?
Il semble bien que oui, surtout si l'on compare avec d'autres pays. En Turquie, 60 000 Arméniens y font vivre 25 écoles et subviennent aux besoins scolaires de plus de 3 000 élèves. Au Liban, 100 000 Arméniens ont 30 écoles et 8 400 élèves. En Syrie, la communauté de 75 000 Arméniens scolarise 7 300 enfants. A quoi est due cette différence ? Est-il encore temps de remédier à ce qui pourrait s'apparenter à « un génocide blanc » comme l'appelle Zadig Aslanian, le président de l'association de l'école Tarkmantchatz.
100% de réussite
Créée en 1996, Tarkmantchatz avec une superficie de 2 400 m2, se compose de huit classes allant de la petite section de maternelle au CM2. L'écale emploie six professeurs dont trois Arméniens, trois aides, une directrice, et peut se vanter d'un taux de réussite de 100 % à l'entrée en 6e. Tarkmantchatz promeut le bilinguisme en primaire et le trilinguisme à partir de la grande section, français, anglais et arménien, 27 heures du programme national et 9 heures et demi de langue et de culture arméniennes.
Tous les élèves sortant de la maternelle savent écrire et lire en français et en arménien. Les résultats sont dus au projet pédagogique et à l'écoute de l'enfant. Pourtant, cette école primaire ne compte aujourd'hui que 60 élèves alors qu'elle pourrait en accueillir jusqu'à 400. Elle doit faire face à des difficultés financières, faute de recevoir l'appui nécessaire de la communauté. L'école ne reçoit que 230 euros de cotisation mensuelle par enfant. La ville d'Issy verse 750 euros par an et par enfant, ce qui constitue la subvention municipale la plus importante. Les cotisations ne couvrent qu'un tiers des frais réels. Il suffirait qu'il y ait plus d'inscrits pour que le rectorat passe plus de professeurs sous contrat et que l'école sorte la tête de l'eau.
L'existence des Arméniens dépend de celle de leur école
Sur plus de 20 000 Arméniens installés entre Issy et Chaville, ils sont très peu à avoir choisi de scolariser leurs enfants à Tarkmantchatz. A quoi est due cette désaffection ? En grande partie à la sidération qu'a provoquée le génocide de 1915, à la difficulté d'élaboration de cette tragédie par la plupart des orphelins qui n'ont pas pu emporter la culture de leurs pères.
L'école reste aujourd'hui le moyen essentiel de fondement et de lien avec la culture « prégénocidaire » comme l'a rappelé Mgr Norvan Zakarian, Primat du nouveau diocèse de l'Église apostolique arménienne de France, lors de la réunion du 22 décembre 2007 à Tarkmantchatz. L'existence des Arméniens dépend de celle de leur école, d'autant que la quatrième génération est issue le plus souvent de mariages mixtes. Ce qui est à promouvoir, c'est l'idée de la double culture.
En Orient, il a été plus facile de former des élites intellectuelles arméniennes parce qu'elles se constituaient sur le terreau de la résistance. L'Église et les partis politiques ont rempli ce rôle. En France, pays des droits de l'homme, l'ennemi est moins violent. Il est difficile de ne pas embrasser le pays bienfaiteur pourvoyeur de droits et de culture. Ce bien-être, paradoxalement, a endormi les Arméniens qui ont oublié combien la philosophie des Lumières avait suscité dès le XIXe siècle, une renaissance des lettres arméniennes. C'est à ce va-et-vient qu'il faut à nouveau nous atteler, galvanisés par l'apprentissage de la langue.
Donner du sens
Il faut qu'un vrai mouvement s'inscrive en France autour d'une réflexion sur l'identité, sur l'expérience communautaire. Et l'école Tarkmantchatz a un rôle essentiel à jouer dans ce travail, en directe lignée des Saints Traducteurs comme l'a souligné Monseigneur Zakarian. Seule la langue peut être le vecteur de la connaissance. Elle seule peut donner du sens à ce qui doit cesser de sidérer des générations entières d'Arméniens.
Toutes les cultures ont eu à combattre contre des mouvements mortifères à différents degrés. L'intégration de la langue arménienne dans un parcours scolaire permettra l'accès à la double culture, repoussera la peur de l'assimilation et permettra cette quête permanente d'un sens à donner à une tragédie encore niée par ses auteurs. Il nous appartient en effet de la dépasser et pourquoi pas d'oser rêver d'en enrichir le monde.
Laurence Hatsakordzian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 139, mars 2008
Mise à jour : 2011