Allocution de Mme Annie Pilibossian, présidente de l’ACAM
Mon Révérend Père,
Monsieur le Premier adjoint au Maire de Charenton,
Mesdames et Messieurs les élus de la ville de Charenton,
Madame le Maire-adjoint de la ville de Saint-Maurice,
Monsieur le Conseiller régional d’Île de France,
Mesdames et Messieurs et chers amis,
Tous les ans, le 24 avril les Arméniens du monde entier commémorent l’anniversaire du premier génocide du XXe s. perpétré en Turquie contre le peuple arménien. Entre le printemps 1915 et l’automne 1916, alors que le monde est préoccupé par la Grande Guerre, le gouvernement turc, en particulier les fondateurs du mouvement Jeunes-Turcs, les bourreaux Talaat, Enver, Nazim, Chakir, Enver, décident de régler une fois pour toute la présence arménienne dans l’Empire ottoman par extermination. Plus d’un million cinq cent mille hommes, femmes et enfants innocents sont ainsi sauvagement assassinés, torturés, brûlés, violés, chassés ou déportés de leur terre ancestrale. Rappelons que tout acte commis dans le dessein de détruire méthodiquement un peuple ou un groupe ethnique en peu de temps est qualifié de génocide, selon la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée en décembre 1948.
De nombreux faits attestent que les gouvernants planifiaient également à détruire le patrimoine culturel et historique arménien, c. à d. les témoins matériels de la civilisation millénaire de l’Arménie.
Loin de reconnaître le crime, dont elle est l’auteur, la Turquie républicaine continue sa politique de destruction dès la fin des années vingt avec le changement des noms des sites géographiques, des villes, ou des bourgades arméniens par des noms turquifiés, afin d’effacer les traces d’une présence, jugée indésirable. Régulièrement, de nouvelles provocations viennent confirmer ces énoncés. Récemment, dans la cathédrale Sainte Vierge (haut lieu du christianisme arménien) de la ville d’Ani, ancienne capitale médiévale de l’Arménie et dont la France avait demandé l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, un parti turc d’extrême droite a obtenu autorisation de tenir une « prière » musulmane. Aussitôt, la prière a été transformée en manifestation avec drapeaux et emblèmes, symboles de la domination turque.
Pendant des décennies, le meurtre collectif de plus d’un million et demi d’Arméniens a eu un impact relativement faible sur la conscience publique. Les États, les hommes politiques ne s’aventurèrent guère à défendre notre cause, la dénégation systématique et universelle de l’extermination empêchaient tout véritable travail de nature historiographique. Les Arméniens ont eu leur mémoire pour seule preuve de leur histoire, transmise aux générations successives.
Cette situation commence à changer à partir des années soixante-dix, lorsque des études sur le génocide imposent l’idée d’un examen comparé. Des travaux historiques importants voient le jour, des spécialistes réfléchissent pour engager des actions légales du point de vue du droit international et établir la relation entre crime de guerre et crime contre l’humanité. Ce n’est que récemment, que les grandes institutions internationales – telles les Nations Unis, le Parlement européen, ainsi que des Parlements nationaux ont officiellement reconnu le génocide arménien. Derniers votes en date, le parlement régional en Espagne, et plus précisément aux Iles Baléares, et en Angleterre, le conseil municipal du quartier londonien d’Ealing.
En France, il y a dix ans, la promulgation de la loi reconnaissant le génocide arménien a représenté une victoire d’étape importante, que nous, descendants des rescapés menons depuis fort longtemps. Cette loi, purement déclarative, ne protège hélas pas le peuple arménien dans l’atteinte de sa dignité, puisque le négationnisme républicain turc prend un caractère arménophobe, qui relève du racisme. Les exemples ne manquent pas, fin mars 2011, profitant de la tenue du salon du livre à Paris, le pavillon turc distribue gratuitement aux visiteurs un ouvrage d’histoire en langue française, édité par le ministère turc de la culture, au contenu défendant les thèses de propagande négationnistes et qui falsifient l’histoire.
Mesdames et Messieurs, la communauté arménienne souhaite, que le parlement français aille jusqu’au bout de la logique de la loi et fasse adopter définitivement la proposition de la loi, pénalisant le négationnisme. Cependant, nous avons été véritablement choqué par les révélations de WikiLeaks sur le double discours du président français. Alors que le candidat écrivait dans un courrier adressé au comité représentatif des associations arméniennes la nécessité d’adoption d’une loi, pénalisant la négation du génocide arménien, un mois plus tard, à peine élu président, il dépêchait son conseiller diplomatique à Ankara pour rassurer les autorités turques que la loi serait enterrée au Sénat. Le texte de la proposition de loi, qui tente à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien a été adopté à l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006, puis transmis au Sénat qui refuse de l’inscrire à l’ordre du jour. Le 12 mars dernier, devant le Sénat, la communauté arménienne, par la voix de nombreuses personnalités a demandé aux sénateurs de mettre à l’ordre du jour de l’assemblée la proposition de loi. Nous exigeons que cette mobilisation aboutisse rapidement sur la reprise tant attendue du processus législatif.
Pourquoi le génocide des Arméniens est si difficile à reconnaître ?
Pourquoi plus de 95 ans après les faits, la Turquie continue de nier le crime et bénéficie du silence des grandes puissances ?
Nous nous posons souvent ces questions essentielles. Nous savons que du point de vue du droit international, dans le cas arménien jamais les responsables ne furent soumis à des procédures pénales, aucune action de prévention n’a été entreprise après les massacres qui ont précédés le génocide pour éviter ce qui allait s’en suivre.
Le journaliste d’investigation allemand Éric Friedler apporte des réponses précises à ces mêmes questions de façon bouleversante et moderne. Dans son film documentaire intitulé Aghet (Catastrophe) et diffusé la semaine dernière sur la chaine de TV Arte, l’auteur rend vivants les témoins du passé, en leur redonnant un visage et une voix. Ainsi, les téléspectateurs entendent clairement des diplomates dire ce qui s’est passé, alors il semble absurde que la Turquie continue de nier les faits…
Et pourtant, prenons l’exemple du monument érigé à l’amitié arméno turque dans la ville de Kars, proche de la frontière avec l’Arménie. Il reste inachevé, l’administration turque l’ayant déclarée bon à détruire. Pour l’instant la sculpture est provisoirement sauvée par une décision de justice et le sculpteur turc a décidé de poursuivre le premier ministre. Autre exemple, la signature récente de deux protocoles d’accord qui prévoyaient l’instauration des relations diplomatiques entre les États arménien et turc, fondée sur l’ouverture de la frontière commune. Elle s’est soldée par un échec, on n’en parle plus. La diplomatie turque soutient l’Azerbaïdjan allié sur la question de l’enclave arménienne du Haut Karabakh. Pourtant, les intellectuels et démocrates turcs accomplissent un travail important pour le rapprochement des deux peuples. Ainsi, en Arménie, au mois de mars, une conférence internationale sur le thème du génocide réunit des intellectuels, parmi lesquels des Turcs, initiateurs de la pétition, demandant pardon au peuple arménien. D’autres initiatives, en Turquie, cette fois-ci, où depuis l’année dernière la commémoration du 24 avril se fait dans les rues de plusieurs villes, Ankara, Istanbul, Diyarbakir, Bodrum, Bursa... La mémoire du journaliste turc d’origine arménienne et ancien rédacteur en chef du journal Agos, Hrant Dink, sauvagement assassiné il y a quatre ans à Istanbul est toujours vivante, mais le procès n’a pas répondu aux exigences de justice. Dans un arrêt rendu le 14 octobre 2010, la Cour européenne des droits de l’homme remet en cause la crédibilité des poursuites, engagées à ce jour par les autorités turques contre les commanditaires de l’assassinat.
De l’autre côté de la plaine du mont Ararat, la jeune république d’Arménie fête cette année le vingtième anniversaire de son indépendance. C’est l’occasion pour des milliers d’Arméniens qui visitent le pays de se rendre au mémorial Dzidzernagapert, à proximité de la capitale Erevan, monument dédié aux victimes du génocide, dont la flamme éternelle et l’architecture en forme de rayons du soleil rappelle à la foule incessante, qui y afflue pour se recueillir, combien la mémoire de nos ancêtres est encore vivante.
Elle est vivante aussi en France, puisque les élus de la république française sont à nos côtés en ce jour de deuil pour nous, citoyens français d’origine arménienne. Alors, je vous dis merci, au nom de la communauté arménienne de Marne-la-Vallée, au nom des Arméniens présents ce soir à la commémoration, merci de votre soutien actif et fidèle à notre cause.
Chaque année, nos amis les anciens combattants et résistants arméniens prennent l’engagement de donner à cette humble cérémonie une allure plus vivante. Votre présence, Messieurs, à nos côtés, avec ces drapeaux, chargés d’histoire, rappelle à juste titre l’engagement et la totale fidélité depuis des décennies des Arméniens à la France.
Notre hommage serait incomplet sans les prières et les chants religieux, qui accompagnent dignement le recueillement et honorent la mémoire de nos chers ancêtres disparus, grâce à Père Dirayr Kélédjian, les diacres de la paroisse de l’église apostolique arménienne St Paul et St Pierre d’Alfortville.
Enfin nos chaleureux remerciements sont adressés aux élèves de la chorale de l’école franco-arménienne Sourp Mesrob d’Alfortville et à leur responsable. Vous le savez, depuis 1988 notre association œuvre pour la sauvegarde du patrimoine culturel arménien, encourage les talents artistiques, fait la promotion de livres et de DVD. Notre publication biannuelle Bulletin de l’ACAM, ainsi que notre site Internet www. acam-france.org répertorient les nouveaux ouvrages écrits sur les Arméniens et l’Arménie en langue française. À ce jour notre bibliographie a référencé 1631 livres pour 835 auteurs. Parmi les nouvelles éditions, que nous recevons en service de presse, je signale le livre Jihad et génocide nucléaire de Richard Rubenstein, président émérite de l’Université de Bridgeport (Connecticut), qui consacre un chapitre au génocide arménien.
L’ouvrage dont je veux vous parler aujourd’hui s’appelle Nos terres d’enfance l’Arménie des souvenirs, des Éditions Parenthèses. 43 textes, qui racontent des terres d’enfance arménienne à travers des œuvres artistiques ou mémorielles, rassemblés et traduit par Anahide Ter Minassian et Houri Varjabédian. Le texte qui nous intéresse ce soir s’appelle La prière de l’Immortelle, extrait de À la mémoire de ma mère Antaram, d’Arménak Hagopian.
Ce terrible témoignage d’Arménak Hagopian, refugié dans la banlieue sud de Paris a été remarqué par Chavarche Missakian, fondateur et directeur du quotidien en langue arménienne Haratch, qui le publie en 1953.
Arménag est le fils aîné d’une famille de quatre enfants. Au printemps–été 1915 il se trouve exilé, dans l’attente de la mort avec sa mère, ses frères et sa sœur, quelque part dans la région située autour du lac de Van.
… C'était la nuit. Nous étions environ trois cents femmes et enfants
entassés dans une de ces maisons enfouies dans la terre du quartier
Kharaba-Chéhir d’Akhlat. Soudain la rumeur se répandit que les
Turcs avaient allumé des torches et qu'ils se dirigeaient vers notre
cachette. Aussitôt, la panique gagna la foule déjà à demi consumée.
Chacun, mettant un doigt sur ses lèvres, recommanda de ne souffler
mot. Terrorisés, les gamins s'agrippèrent aux jupes de leur mère,
cachant leur visage dans leur buste squelettique, mais tournant parfois
le regard vers l'extérieur pour voir lorsqu'entreraient les monstres
assoiffés de sang et lequel serait leur première victime.
Juste à ce moment-là, mon petit frère, âgé à peine d'un an et demi,
se mit à pleurer de toutes ses forces. Il était impossible de le faire taire. Nous n'avions ni pain ni morceau de sucre pour le mystifier. De tout côté, on se rua sur ma mère en lui disant:
- Vite, étrangle l'enfant sinon, non seulement ils vont l'entendre, mais ils vont arriver et nous massacrer tous !
… Ma mère leur dit avec colère:
- Impies, comment voulez-vous qu'une mère étrangle une partie de son âme ?
Puis se tournant vers nous, elle nous recommanda de rester à
l'intérieur, tandis qu'elle prenait son fils et sortait en disant :
- Voilà, je sors avec mon garçon. Que l'on me tue!
Avec ma sœur et mon frère, nous la suivîmes.
Dehors, il faisait sombre. Nous ne savions pas où aller. Prenant
un chemin, nous nous éloignâmes pour ne pas révéler la cachette par
notre présence.
Ayant trouvé une source, nous nous arrêtâmes. Mon frère pleurait
toujours. Ma mère lui fit boire de l'eau dans sa paume, mais les pleurs
redoublèrent de plus belle. L’enlevant de son sein, elle le mit à terre et,
tendant ses mains au ciel, elle dit, secouée par les sanglots:
- Mon Dieu, toi qui es là-haut et qui nous vois ici, je te demande, je
te supplie d'entendre ma prière ! Voilà ici mes quatre enfants, garde-les,
protège-les de ta force, que deux d'entre eux soient madagh' pour toi,
mais gardes-en deux pour moi ! Je suis une mère et c'est les yeux pleins
de larmes que je t'adresse cette supplique en cette sombre nuit. Écoute
ma supplique et arrête les cris de ce petit innocent. Fais-le, comme tu
l'entends !
Miracle ! Mon frère qui pleurait jusqu'à cet instant, se tut. Affamés
et ayant seulement bu de l'eau, nous regagnâmes tous notre précédent
refuge.
Le lendemain matin… Tout au long du chemin, sous les buissons, de nombreux enfants
étaient abandonnés ; ils se retournaient dans tous les sens et appelaient
leurs mères en pleurant. L’affolement était tel que la mère reniait
son enfant. Des centaines d'entre eux avaient rendu l'âme sous les
poignards et les haches des Kurdes, et ceux qui avaient échappé aux
Kurdes étaient massacrés par les Turcs ou étaient jetés à l'eau.
Ma mère, malgré son état morbide, nous sauva. En nous cachant
le jour, en marchant la nuit, nous arrivâmes à Artzké où l'armée russe
avait installé ses logis depuis des mois.
Beaucoup de femmes furent sauvées grâce à ma mère. Mais elles
pleuraient sans arrêt. Elles étaient tourmentées, car elles avaient
abandonné leurs enfants.
Sans maladie apparente, mes frères moururent, le plus petit dans
le village de Gotchéré et le plus grand dans celui d'Ororan. Nous avons
creusé une tombe et nous les avons enterrés.
Alors que ma sœur et moi nous pleurions sur leur mort, ma mère
disait en sanglotant:
- Eux, je les avais promis à Dieu, comme madagh. Ils étaient la part
de Dieu. Il les a emportés...
Face à la recrudescence des violences dans le monde actuel, face à la multiplication des déplacements forcés et massacres de populations, nous, descendants des rescapés du génocide des Arméniens de 1915, nous demandons aux décideurs politiques de punir sans plus attendre le crime pour prendre les devant d’un génocide.
Charenton, le 28 avril 2011
Annie Pilibossian, présidente de l'ACAM