Intervention de M. Jean-Claude Menou, DRAC de l'Ile-de-France de 1978 à 1984, ancien Inspecteur Général à la Direction du Patrimoine (Ministère de la Culture et de la Communication)
(les numéros dans le texte font référence au catalogue de l'exposition)
Dans « La pratique de l'art », Antoni Tapiès écrit : « Je conçois difficilement l'acte de création si on ne le fait pas dépendre à la fois d'un mouvement profond de l'être et des réactions aux circonstances : temporelles, géographiques, culturelles. Je n'ai jamais pu imaginer l'artiste travaillant dans la certitude de créer pour l'éternité, faisant des variations sur le thème du Beau, conçu comme une valeur immuable, et je ne peux non plus le voir soumis à un programme ou à une idéologie coupés de situations et des faits réels, quand lui-même en tant que penseur indépendant, doit justement contribuer à les dévoiler. [...] La tâche de l'artiste ne se limite donc pas, à mon sens, à un acte réceptif. Son œuvre n'est pas, comme on le prétend, le simple reflet d'une époque. Je crois plutôt que l'artiste peut jouer dans son époque un rôle actif et que, comme d'autres dans d'autres domaines, il a entre les mains le pouvoir de modifier cette idée de la Réalité » (Antoni Tapiès. La pratique de l'art, pp 54-55. Gallimard. Paris 1971)
Comme les œuvres d'Asilva que vous avez sous les yeux [ici, aujourd'hui, exposées] illustrent bien ce texte, capital, écrit il y a 60 ans par un peintre espagnol insoumis dont la réflexion artistique est considérée désormais comme l'une des plus fortes émise dans le monde de l'art !
J'y vois, nous y voyons, plusieurs lignes de forces évidentes : l'importance pour Asilva du livre, de sa matérialité en tant qu'objet, de la mise en question de sa représentation, de sa mutilation, transpercé qu'il est par un mât (tableau 19) qui n'est pas de cocagne mais, peut être, de censure, en tout cas destiné, ce mât, consciemment ou non, à rendre le livre non ouvrable ou alors obliger à son déchirement, à sa mutilation.
Ailleurs (tableau 18), c'est l'équilibre instable de piles de livres installés dans le tableau par un funambule bibliophile ou bien (tableau 17) tombant dans je ne sais quel espace intersidéral, comme hanté par un azur mallarméen.
Et les fils arachnéens qui strient savamment les œuvres ne retiennent pas les livres dans leur chute, ne les maintiennent pas non plus en équilibre, puisque ces lignes sont en arrière-plan, commençant la trame d'une toile de fond devant laquelle les livres tombent.
Tout au plus (tableau 20) un lutrin à bords plats de papier-journal, à colonne de support fragilisée par des découpes, maintient-il (mais comment ?) un volume improbable, quasi enveloppé d'une large feuille striée qui — vocation protectrice ? —se veut moins dosseret de lutrin que papier d'emballage !
Et quand il ne s'agit pas de livres, c'est de feuilles (tableaux 5, 9, 11 ) qu'il est question, de pages, échappées peut-être d'un livre, jamais arrachées toutefois, et commençant des volumes tronconiques, des segments de cylindre, des enroulements devant lesquels les dessinateurs baroques de la Contre Réforme auraient hoché la tête, exprimant ainsi leur connivence avec Asilva.
Avez-vous remarqué, sur ces feuilles : aucun texte, aucune trace d'écriture ; des couleurs, des transpercements, des mouvements ourlés quasi parallèles, comme ces courbures que prennent les papiers que l'on brûle, juste avant qu'ils ne se consument.
Alors, chez Asilva, vision transcendée, poétique, inconsciente peut-être de la disparition de la « Civilisation Gutenberg » ? Ou mémoire atavique de l'Arménienne (tableau 22) - oh combien l'est-elle ! — qui se souvient que, dès le XVIème siècle, tôt dans le XVIème siècle - Gutenberg c'est 1450-55 — les marchands arméniens impriment en Occident des livres dans leur langue et leur écriture maternelles, dans ce bel alphabet arménien aux lettres qui paraissent aux non-initiés des frises, décoratives, savantes, mystérieuses tout à la fois.
Tapiès l'avait bien dit : « L'acte de création dépend d'un mouvement profond de l'être et des réactions aux circonstances : temporelles, géographiques, culturelles ».
Quel tournoi (tableau 15) dispute le chevalier de papier cubiste, monté sur un cheval qui ne l'est pas moins, fourbissant une lance au rouge dégradé contre un adversaire du gris métal des tanks nazis, à la lance noire. Avec un tel élan, ce chevalier n'est-il pas parti à la reconquête du territoire d'où ses ancêtres ont été chassés, bannis ?
Les chromatismes sombres de « la fuite » et de « la plongée », (tableaux 13 et 14) leurs titres aussi, ne disent-ils pas, dans un langage cubiste encore, des drames collectifs qui sont pour Asilva des souvenirs de famille, à deux générations seulement (il y a trois générations par siècle selon les historiens) ; et que ces souvenirs sont des arrachements, et des deuils marqués au fer rouge, d'un fer exterminant, oui, d'extermination ?
Et ces pages souillées de l'histoire (tableau 7), mises à sécher sur un fil de sang qui les transperce, pourquoi ne montrent-elles pas leur face cachée, celle où ont laissé leurs traces ceux qui les ont souillées ?
L'un des sites symboliques de l'Arménie est le mont Ararat, son point culminant, haut-lieu de renaissance, d'espérance ; première terre ferme d'après le Déluge. Sur l'une des toiles (tableau 3) de cette exposition, le mont figure, aux couleurs arméniennes, en bas du tableau ; et les pages qui volent au dessus du mont symbolisent peut-être, blanches comme elles sont, des colombes de paix et de compassion.
Et qu'il y ait, après deux, trois et désormais quatre générations (celle d'Alfredo-Aram) un espoir de Renaissance (tableau 6) (où les noirs de Soulages se confrontent avec des volumes architecturaux à la Mies Van der Rohe), c'est légitime, rassurant, salutaire comme la victoire des fils offerte à des pères bien plus que décimés mais dont les survivants et les descendants ont affirmé la force.
Et qu'enfin les couleurs du « jeune » Etat Arménien, adoptées en 1990 mais confirmées il y a quatre ans à peine, en 2006, soient déployées, à la verticale — sur le drapeau, elles sont à l'horizontale — soient déclinées tout au long de l'exposition (tableaux 2, 4, 22), mais c'est, mutatis mutandis, le Claude Monet de la rue Montorgueil pavoisée, c'est la source chromatique qui sourd naturellement du cœur d'Asilva !
Allons, Tapiès a raison, l'artiste — Asilva en l'occurrence — « peut jouer dans son époque un rôle actif. Il le peut et, comme d'autres dans d'autres domaines, il a entre les mains le pouvoir de modifier l'idée de la Réalité. »